Berlin fait de la résistance

On Body and Soul

TRADITIONNELLEMENT ENGAGÉE, LA BERLINALE A TÉMOIGNÉ, DIX JOURS DURANT, D’UNE VISION RADICALE DU CINÉMA. ET COURONNÉ, EN ON BODY AND SOUL, DE LA HONGROISE ILDIKÓ ENYEDI, UN FILM INVITANT À S’AFFRANCHIR DES CARCANS…

Des principaux festivals de cinéma, la Berlinale est traditionnellement le plus engagé. Pour sa 67e édition, la manifestation n’a pas failli à sa réputation, s’inscrivant résolument dans la marche chaotique du monde, et multipliant les appels à la résistance sur tous les fronts. Postulat dont on a eu la démonstration d’entrée, lors de la conférence de presse du jury, l’actrice américaine Maggie Gyllenhaal profitant de cette tribune pour balancer une pierre dans le jardin de Donald Trump: « Je veux que l’on sache qu’il y a de nombreuses personnes dans mon pays qui sont prêtes à résister. » Une déclaration parmi beaucoup d’autres, le trumpisme et le Brexit constituant les sujets de conversation privilégiés des festivaliers -stars, public et journalistes confondus.

Au coeur d’une actualité brûlante

Sans surprise, ce contexte sensible a déteint sur les films présentés sur les écrans de la Berlinale. Et le Chinois Liu Jian, auteur avec Have a Nice Day du seul film d’animation de la compétition, une critique du consumérisme à tout crin comme de l’avidité, a réussi à y intégrer aussi bien une citation de Trump -déchaînant l’hilarité dans le Berlinale Palast- qu’une allusion limpide au Brexit, en quelque synthèse des préoccupations du moment. Il n’est pas le seul, loin s’en faut, à s’être emparé de l’inquiétante rumeur du monde. Ainsi l’actualité la plus brûlante s’est-elle invitée à Berlin dès l’ouverture et le Django d’Étienne Comar qui, sous couvert de biopic classique, traitait de la question des tziganes et, partant, de celle des réfugiés, ceux-là même dont, après le formidable Le Havre, Aki Kaurismäki fait encore le sujet de The Other Side of Hope. Le cinéaste finlandais y brocarde la politique de l’administration à leur endroit, à quoi il substitue une solidarité réinventée, celle qui va unir un demandeur d’asile syrien, un ex-représentant en chemises reconverti en restaurateur laconique, et d’autres oubliés du libéralisme encore, pour un résultat aussi savoureux que généreux, et résolument à rebours du repli sur soi. Il est encore question de la Syrie dans Insyriated, du Belge Philippe Van Leeuw, retraçant le quotidien d’une famille retranchée dans son appartement tandis que de l’extérieur parvient le bruit assourdissant du conflit. Transcendant un concept d’essence théâtrale, le cinéaste signe un film d’une puissance rare, non sans sortir la guerre civile de l’anonymat lointain où elle est généralement confinée.

Malaise du temps présent, toujours, avec le magnifique Colo, de la Portugaise Teresa Villaverde, où une famille -les parents et leur fille de 17 ans- voit son univers se déliter, insensiblement, sous l’effet d’une crise d’une implacable dureté. Et la mère d’évoquer ces « temps de guerre et de maladie », dont le cancer économique n’est pas la moindre, où il convient de recomposer, là encore, les solidarités, geste, prenant devant la caméra, un tour aussi énigmatique que fascinant n’étant pas sans évoquer le cinéma d’un Antonioni -la résistance peut aussi être morale et esthétique. Elle est également farouche chez le Chilien Sebastián Lelio qui signe, avec Una mujer fantástica, le portrait fulgurant et sensible d’une jeune transsexuelle confrontée aux préjugés d’une belle-famille lui refusant de pouvoir faire le deuil de l’homme qu’elle aimait (Close-Knit, de la Japonaise Naoko Ogigami, déploie également une thématique transgenre dans une société corsetée). Ou encore chez Alain Gomis dont la Félicité, mère-courage se débattant dans les rues de Kinshasa pour trouver l’argent indispensable à l’opération de son fils, n’est pas sans évoquer une autre figure opiniâtre du cinéma contemporain, la Marion Cotillard de Deux jours, une nuit, des frères Dardenne.

Tout est politique

Et puisque tout (film) est politique, la Berlinale en fait la démonstration avec The Party où, sous le vernis d’un babil mondain assassin, Sally Potter dézingue les compromissions de la gauche; Sage femme, de Martin Provost, dont le personnage-titre refuse d’intégrer, rationalisation oblige, une « usine à bébé »; The Dinner, d’Oren Moverman, où deux couples se déchirent sur la manière de couvrir ou pas leurs enfants, coupables du meurtre d’une SDF; Wilde Maus, de Josef Hader, où un journaliste culturel victime du jeunisme ambiant se lance dans une vendetta insensée; et même le quelconque Return to Montauk, de Volker Schlöndorff où, interrogé par un animateur de radio, un écrivain nordique en tournée promotionnelle aux États-Unis réaffirme la primauté de l’Europe culturelle sur l’économique -manière, peut-être, de signifier qu’il n’est pas trop tard pour rêver. S’agissant de résister encore, d’autres en appellent aux figures qui historiques -Raoul Peck, consacrant un biopic par trop décoratif au Jeune Karl Marx, dont les idées ressortent néanmoins dans toute leur force, ou Marcelo Gomes, convoquant, dans Joaquim, Tiradentes, une figure tutélaire de la révolution brésilienne-, qui artistiques, et le cinéaste allemand Andres Veiel consacre un documentaire passionnant par-delà son classicisme à Joseph Beuys, activiste de la pensée.

Jusqu’au lauréat de l’Ours d’or, le stimulant On Body and Soul, de la Hongroise Ildikó Enyedi (une des quatre femmes en compétition, et la cinquième réalisatrice couronnée à Berlin, ce qui n’a rien d’anodin en soi, si l’on songe au contre-exemple cannois), qui invite à une lecture politique. Deux individus solitaires et renfermés, le directeur financier d’un abattoir et la contrôleuse de qualité fraîchement engagée, découvrent incidemment partager chaque nuit le même rêve, où ils campent respectivement un cerf et une biche se couvrant d’affection. Le début d’une histoire d’amour insolite, traversée de romantisme délicat et décalé, mais une oeuvre où il est aussi question de se soustraire aux carcans imposés par une société rigide, ne semblant répondre qu’aux lois de la productivité et d’un consumérisme obtus. « Il faut prendre des risques si l’on veut vraiment vivre », soutient à raison la cinéaste, et son film, fable de toute beauté sur l’aliénation, résonne aussi comme un stimulant appel à la liberté…

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À BERLIN

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