POUR SON PREMIER LONG MÉTRAGE, LA CINÉASTE TURQUE DENIZ GAMZE ERGÜVEN SIGNE UNE ENIVRANTE CHRONIQUE ADOLESCENTE, SUR LES PAS DE CINQ JEUNES FILLES AFFRONTANT L’ORDRE PATRIARCAL FORTES D’UNE LIBERTÉ ET D’UNE FOUGUE INSOLENTES. UN FILM LUMINEUX…

Premier long métrage de Deniz Gamze Ergüven, Mustang restera comme l’une des révélations d’un festival de Cannes qui en fut plutôt avare. Affichant un profil cosmopolite -elle a grandi entre Ankara et Paris, avec des détours par les Etats-Unis et l’Afrique du Sud-, la jeune réalisatrice a choisi sa Turquie natale comme cadre du film, l’histoire de cinq soeurs à qui leur insolente liberté vaudra d’être cloîtrées dans la maison familiale, et promises à un mariage arrangé, sous le coup d’un ordre patriarcal archaïque. Les influences évacuées -elle s’étonne qu’on pense à The Virgin Suicides de Sofia Coppola, « même s’il y a une nébuleuse de filles en commun »; à quoi elle préfère Escape from Alcatraz de Don Siegel, et Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson, « pour le côté fougueux et l’élan », et jusqu’à Salo, de Pier Paolo Pasolini, « qui racontait la société fasciste à travers un conte, sordide »-, la cinéaste revient, d’une voix posée, sur la genèse du projet. « Cela faisait quelques années déjà que j’avais envie de raconter ce que c’est d’être une fille, une femme en Turquie, pose-t-elle d’une voix discrète. C’était comme une lame de fond. Ensuite, à partir de 2011, la question de la place des femmes s’est retrouvée au centre des débats de société en Turquie, un pays extrêmement moderne, mais aussi une société très patriarcale. Malgré le fait que les femmes y aient voté dès les années 30, on assiste aujourd’hui au retour à un certain conservatisme. »

Cette évolution, Deniz Gamze Ergüven explique avoir pu d’autant mieux l’évaluer qu’elle occupait une position légèrement excentrée: « Les contours de la féminité en Turquie me semblent à la fois très surprenants et très tangibles, poursuit-elle. Du fait d’avoir grandi à cheval entre ce pays et d’autres, et d’avoir pu parfois m’en éloigner, j’ai été marquée par le corsetage qui y a cours, et par l’extrême sexualisation des femmes, qui commence dès un âge précoce, chez les petites filles… » A cet égard, le début du film est rien moins qu’éloquent, qui voit les cinq jeunes filles « condamnées » à la réclusion domestique après s’être assises sur les épaules de garçons dans des jeux innocents, comportement qui suffit à les désigner à la réprobation villageoise et familiale dès lors que chaque geste, jusqu’au plus anodin, se trouve surchargé d’intentions.

A l’abri du naturalisme

La cinéaste trouve dans cette situation un puissant moteur de fiction. Si son film explore un fait de société ancré dans la réalité turque contemporaine, elle sait avantageusement y mettre des formes, allégoriques -dimension énoncée dès le titre, Mustang, manière imagée d’évoquer l’irrépressible liberté et le naturel indomptable de ses héroïnes. « Ce qu’on essaye de leur imposer pendant tout le film me fait penser à la scène finale des Misfits de John Huston, lorsqu’ils essaient de plaquer les chevaux par terre avec des cordes, ce qui rend Marilyn Monroe complètement folle. Il y avait cette image, et puis le fait que leur chevelure puisse évoquer la crinière des chevaux… », explique-t-elle.Sans même parler de l’énergie les animant et qui, couplée à une exubérance volontiers espiègle, contribue au côté solaire de l’histoire.

Mustang emprunte par ailleurs largement à l’univers des contes, la chronique adolescente se déclinant en diverses figures mythologiques, au premier rang desquelles l’hydre: « Les filles sont très fusionnelles, et on a l’impression que leurs corps sont le prolongement les uns des autres. Leur manière de jouer ensemble faisait vraiment penser à un petit monstre à cinq têtes, une hydre qui se meut d’un seul mouvement. Cela permettait de regarder à la loupe les cinq destins possibles d’un même personnage, mais aussi que les destins successifs se construisent à la lumière des ratés des précédents. » L’oncle rigide serait, quant à lui, le Minotaure dans le dédale, et un match de foot tiendrait encore lieu de bal, en un détour particulièrement savoureux du scénario écrit à quatre mains avec la réalisatrice Alice Winocour. Jusqu’au choix du décor, un village des bords de la mer Noire, dans la région d’Inébolu, à 600 kilomètres d’Istanbul, qui a répondu à des impératifs voisins. « Mon envie de m’éloigner de toute forme de naturalisme a pétri tous les choix posés autour du film, souligne encore Deniz Gamze Ergüven. Cela a commencé par le scénario et les dialogues, avant d’entraîner tout le reste, l’esthétique du film comme la narration. Du coup, pour le décor, je me suis retrouvée avec un cahier des charges qui comportait une nature inquiétante, un ruban de route au bord de la mer, un paysage ressemblant à celui d’un conte, une maison très particulière. Nous avons fait des repérages sur 1000 kilomètres de côte, avant de trouver ce village. Nous avions un plan A et un plan G, c’est-à-dire que je n’avais pas de deuxième option qui soit, de près ou de loin, aussi bien que celle-là. » D’une beauté quelque peu revêche, de celles qui ne se déflorent pas au premier coup d’oeil, le cadre n’est pas étranger, en effet, à l’étrangeté du film -la cinéaste évoque « des paysages disant un mur horizontal à traverser pour ces filles; un endroit ne ressemblant à rien de ce que l’on se représente comme pouvant être la Turquie, mais qui est vraiment la Turquie profonde, avec l’esthétique d’un conte. »

Des figures contestataires

A défaut d’une fée -encore que, l’institutrice, peut-être-, celui-ci multiplie les princesses, ces cinq jeunes filles dont le naturel illumine l’écran -le fruit d’un long processus de casting. « Il y a eu énormément d’auditions. Si j’aimais beaucoup une fille ayant de vraies qualités d’actrice, cela ne suffisait pas: il fallait en plus que cela fonctionne très bien avec toutes les autres. J’ai donc essayé des tas de combinaisons pendant de longs mois. Et avec ces cinq-là, j’ai eu l’impression que cela commençait à marcher. Le jour où elles ont été réunies pour la première fois, cela a fait clic, il y a eu un moment magique. Je me suis souvenue de ce que racontait Peter Brook, lorsqu’il expliquait travailler avec les acteurs comme avec un choeur grec. Il y a un moment où tout le groupe commence à bouger et à respirer ensemble, et c’est ce qui s’est passé: tout à coup, le groupe était là. »

Et d’expliquer ensuite combien ses interprètes ont endossé le propos sous-jacent du film. « Même si elles venaient d’environnements très libres, et avaient le soutien de leurs familles, ces filles avaient conscience des réalités de notre pays. Les différentes classes sociales et les différents groupes ne sont guère cloisonnés: on a beaucoup affaire les uns aux autres, et on se connaît. Si, par exemple, le code d’honneur est marginal, ses valeurs sont distillées, à toutes petites mesures, dans la société, même dans les milieux les plus modernes. Quant au sort des femmes, vivre dans une famille moderne ne suffit pas, il y a là quelque chose d’assez dur, dans toute la société. Elles savaient très bien de quoi elles parlaient, et l’ont vécu comme une grande responsabilité. » Deniz Gamze Ergüven concède, de son côté, avoir été par moments tenaillée par le doute. « Je me suis beaucoup monté le bourrichon en faisant le film. La réception du scénario par certaines personnes n’était pas très bonne. Des hommes étaient un peu outrés, je parlais de beaucoup de choses taboues. Les femmes les abordent entre elles, mais cela ne fait pas la part belle à un certain patriarcat, et j’ai eu un peu peur des réactions. » Un sentiment atténué toutefois dès les premiers retours sur le film: « Ces filles ne veulent qu’une liberté élémentaire. Et même si elles contestent quelque part la société turque, on ne peut pas ne pas comprendre ce qu’elles veulent, ni le leur refuser. Ce sont des figures contestataires comme a pu l’être James Dean en Amérique, c’est-à-dire en rupture avec les valeurs des générations passées. Mais ce sont quand même des figures positives, et du coup, elles peuvent non seulement générer de l’empathie, mais aussi du dialogue, et insuffler un peu d’intelligence dans la discussion sur la place des femmes. »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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