Ce numéro étant placé sous le haut patronage hallucinatoire d’Alice, on ne va pas se gêner pour titiller l’absurde, l’invraisemblable, le farfelu. Même si c’est pour aborder un sujet a priori très sérieux, en plus d’être douloureux: une méchante chute à vélo, provoquée par une dame distraite ayant viré brutalement à tribord sans me calculer. Pour l’honneur, j’ai gravé mon profil dans sa portière mais nous avons payé, moi et ma monture, un lourd tribu dans l’affrontement: un poignet, une hanche, deux leviers de frein, une pédale et divers hématomes chacun. Une expérience qui m’a permis de vérifier cette loi élémentaire de la physique: un corps lancé à grande vitesse ne résiste pas à la pression d’un objet métallique venant en sens contraire.

Si les bobos physiques sont du ressort des praticiens, il faut aussi effacer ces bleus à l’âme inaudibles au stéthoscope. Chacun sa technique pour dégonfler la ballon de baudruche de l’état de choc qui menace d’enfler jusqu’à occuper tout l’espace mental: certains déposent leur fardeau chez le psy, d’autres enfouissent leurs déchets sous une montagne de médicaments, d’autres encore évacuent tout le stress d’un coup avec un gros câlin moyennement réglementaire avec le policier venu faire le constat. J’utilise pour ma part une technique plus expérimentale et pas encore brevetée: l’autohypnose culturelle. Explications.

En gros, je me refais le film du crash, sauf que je traficote légèrement le scénario pour m’éviter l’issue fatidique. Plus exactement, je « suède » mes propres souvenirs en m’inspirant d’un film, d’un livre ou d’une BD -ça doit aussi marcher avec une chanson ou un spectacle de danse, mais je n’ai pas encore eu l’occasion d’essayer. Si je m’y prends bien, j’arrive à tromper mon cerveau et à colmater la brèche. Exemple: il est 8 h 25 ce jour-là sur le boulevard de la Woluwe. Comme m’a expliqué Doc dans son labo une heure plus tôt, à 8 h 27 précises, au moment de l’impact, je disparaîtrai dans une traînée de fumée bleue. Si tout se passe bien, je réapparaîtrai en 1969 -la date est gravée sur mon guidon-, juste à temps pour assister à la noce de mes parents. A moi de trouver une astuce pour retarder la cérémonie d’une minute, ce qui m’évitera par ricochet temporel la collision 45 ans plus tard…

Ce subterfuge permet de reprendre la main sur l’événement traumatique, de l’envisager presque comme une aubaine. Et si ça ne suffit pas à effacer l’ardoise, je recommence. Il est toujours 8 h 25, à l’approche du carrefour, un Tyrannosaurus menaçant surgit des sous-bois sur ma droite, m’obligeant à accélérer si je ne veux pas lui servir de petit-déjeuner. Je finis par le lâcher au prix d’un gros effort. Mais en attendant, j’ai franchi sans encombre le croisement où j’aurais dû avoir l’accident et je peux continuer tranquillement ma route.

J’aime bien aussi cette version: Michael Cimino, le réalisateur culte des Portes du paradis, a enfin trouvé l’argent pour adapter le roman de Ralph Hurne The Yellow Jersey. Mais comme Dustin Hoffman n’a plus vraiment le physique de l’emploi, il a fait appel à moi pour endosser le rôle du maillot jaune. Dans la scène qui doit être tournée ce matin-là, mon personnage se prend une voiture de la caravane en pleine poire. Grâce au tax shelter, le tournage a lieu à Bruxelles, qu’on fera passer pour Cambrai en post-prod. Vu les risques, ce n’est pas moi qui suis sur la bécane mais un cascadeur professionnel qui me ressemble vaguement. « Action!« , lance Cimino sous son Stetson. Le kamikaze s’élance, un caméraman dans sa roue. Tout à coup, une voiture surgit et bloque le passage. Bang, le voltigeur passe par-dessus le capot et atterrit sur un gros matelas dissimulé de l’autre côté. Tout le monde applaudit. « Coupez, on la garde« , grommelle entre ses dents l’Américain. « Je n’aurais pas fait mieux« , suis-je tenté de dire, mais je me retiens.

Si cette thérapie fait des miracles, elle impose certaines précautions. Première règle: ne pas se tromper de pitch, sous peine d’aggraver le mal. Pour effacer une vilaine blessure sentimentale, j’avais par mégarde glissé dans mon magnéto mental la cassette d’Un jour sans fin dans lequel Bill Murray revit éternellement la même longue et fastidieuse journée. Vous imaginez la suite. Rien que d’y penser, j’en ai des lancements dans tout le bras tiens…

PAR Laurent Raphaël

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