ANDREA ARNOLD, LA RÉALISATRICE DE FISH TANK, SIGNE UNE ADAPTATION SINGULIÈRE DE WUTHERING HEIGHTS, LE ROMAN D’EMILY BRONTË, DONT ELLE LIVRE UNE VISION ORGANIQUE ET VISCÉRALE, LOVÉE DANS UNE NATURE RAVAGEUSE.

De Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent) , l’unique roman d’Emily Brontë, le cinéma, et la télévision dans la foulée, ont livré d’innombrables versions, dont la qualité s’est révélée à l’image du temps balayant les landes du Yorkshire: variable. Venant après beaucoup d’autres, dont d’aussi estimables que William Wyler ou Luis Buñuel, Andrea Arnold donne de l’£uvre une lecture toute personnelle, privilégiant une approche viscérale d’un drame se nouant à l’unisson d’une nature ravageuse. Et signe, sur les pas de Cathy et Heathcliff, un film d’une douloureuse beauté, l’histoire trouvant devant sa caméra une résonance inattendue, à quoi elle ajoute l’âcreté d’un réalisme suffocant. Une £uvre majeure, donc.

Une certaine ambivalence

On n’attendait pourtant guère, de prime abord, la réalisatrice de drames contemporains comme Red Road et Fish Tank, tous deux primés à Cannes, sur le terrain de l’adaptation littéraire. A y regarder de plus près, il y a toutefois des liens (in)conscients, si pas des convergences sensibles entre le roman classique publié au milieu du XIXe et sa filmographie, que traduit d’ailleurs éloquemment un film d’une modernité résolue. La réflexion, objectivée, appelle, de la part de la cinéaste, une approbation timide. Arnold, en effet, n’aime guère s’aventurer dans l’analyse de ses créations – « Je préfère leur préserver une certaine ambivalence, afin que les gens puissent s’y investir en conséquence ». Ce qui ne l’empêche pas de confesser l’impact considérable qu’a eu sur elle une £uvre découverte, enfant, à travers le film de Wyler, et dont la lecture allait plus tard lui apprendre combien elle était plus sombre et plus étrange encore. « Le roman représentait quelque chose de vraiment particulier pour moi, et lorsque l’occasion de l’adapter s’est présentée, j’ai sauté sur l’opportunité. J’avais le sentiment que, d’une certaine manière, ce projet m’appartenait. Même si je n’avais pas la moindre idée, au départ, de ce que cela allait bien pouvoir donner. »

Et pour cause. Si, en première lecture, Wuthering Heights est l’histoire d’un lien passionnel, amour fou allant jusqu’à transcender la mort, ce qui n’est déjà pas rien, et que le cinéma ne s’est d’ailleurs fait faute d’explorer, l’histoire semble aussi se démultiplier en un abîme de possibles – « quiconque s’y aventure trouvera quelque chose de différent », observe Andrea Arnold avec à-propos. De son côté, au-delà d’une palette de sens, elle a tenu à mettre l’accent sur Heathcliff – « l’outsider ultime », résume-t-elle au sujet d’un protagoniste cadrant parfaitement avec son cinéma. Dans la foulée, l’histoire adopte un cours violemment tourmenté, écho à celui de l’£uvre originale même: « Apparemment, Emily Brontë a écrit ce roman sans penser qu’il serait jamais lu. Du fait de cette liberté, elle a pu laisser son imagination vagabonder, et écrire, sans être en rien inhibée. C’est aussi ce qui fait le prix de ce livre: elle s’autorise une suprême liberté, et de ce fait même, on y trouve beaucoup d’éléments déconcertants, relevant pour partie de l’inconscient. »

Nature et naturel

Une voie qu’Andrea Arnold a clairement choisi de privilégier, c’est celle de l’omniprésence de la nature, qui ne se borne pas à offrir au film son écrin d’une sauvage beauté, mais se fait le miroir des sentiments des protagonistes, tandis que les éléments s’y confrontent. « La nature était au c£ur même du concept, relève-t-elle. Elle constituait à mes yeux une part essentielle de l’histoire: ces gens vivent en son sein, et elle fait partie de leur vie. Et le fait de pouvoir l’utiliser comme métaphore pour les individus est l’une des raisons qui m’ont incitée à faire ce film. » Et de prolonger la réflexion: « La nature a toujours été importante dans mon travail: déjà dans Wasp , un de mes courts métrages, il y avait un plan de route, avec une coccinelle, qui comptait parmi mes préférés. Au moment de l’écriture, j’essaye d’imaginer le résultat à l’écran, avec les sentiments qui vont en découler. Cela donne aussi des indications à l’équipe quant à la direction à suivre. »

A la coccinelle de Wasp, on pourrait encore ajouter le cheval de Fish Tank. « Au moment d’écrire le scénario, ce cheval est apparu, et ne m’a plus lâchée. Même le film terminé, il m’arrivait encore d’en rêver. Je suis donc allée voir sur Internet la portée que l’on donnait au cheval dans la psychologie et l’analyse freudienne, pour découvrir qu’outre un symbole de la sexualité, il y avait là la face sombre du père. J’en suis restée estomaquée: si l’on considère ce dont parle le film, ce cheval se devait d’être là. Mais il n’y avait rien de prémédité: si j’avais pensé un seul instant qu’il puisse apparaître comme un symbole de Mia (la jeune héroïne du film, ndlr) , j’aurais trouvé cela beaucoup trop simple et direct, et je n’en aurais pas voulu. » Fiez-vous à votre instinct, les métaphores viendront d’elles-mêmes…

Rien d’étonnant à cela si l’on considère que la spontanéité constitue une vertu cardinale pour la cinéaste, pas étrangère d’ailleurs à la qualité viscérale de son cinéma. Pas besoin d’aller chercher autre part les raisons de son attachement à la caméra à l’épaule, qui lui permet de fureter où bon lui semble, qualité d’autant plus appréciée qu’elle travaille régulièrement avec de non-acteurs. « Je ne veux aucunement les restreindre. La caméra à l’épaule me permet de les suivre de manière fort naturelle. Robbie (Ryan, le chef-opérateur de tous ses films, ndlr) fait preuve d’une telle humanité dans sa manière de déplacer la caméra que le simple fait de suivre quelqu’un déambulant peut bientôt accaparer entièrement notre esprit. » L’authenticité est à ce prix, allant par endroits jusqu’à conférer à ses films une dimension quasi documentaire. Une voie qu’elle n’exclut d’ailleurs pas d’explorer un jour: « La plupart des films de fiction adoptent désormais un même type de structure, et tout y est prévisible, pour ainsi dire. La vie étant plus curieuse que la fiction encore, les documentaires recèlent bien souvent plus de surprises et d’histoires intéressantes. »

Voire, toutefois: avec Wuthering Heights, Andrea Arnold apporte aussi la démonstration qu’un matériel présumé classique (et archi rabâché) peut aussi déboucher sur un film moderne et surprenant à tous points de vue. Dans sa forme, déjà, ce qui relève pour ainsi dire du tour de force, puisqu’elle ne jure que par le 35mm et, moins usité encore, par le format 4: 3 – « le plus adapté pour cadrer des personnes, insiste-t-elle. Le cadre est humain, tout simplement. Et je dois bien avouer que je déteste ces films où l’on a l’impression d’assister à nouveau à Wimbledon, et où la moindre conversation vous impose ce mouvement de va-et-vient, on ne peut plus s’en tenir à regarder devant soi. »

On y superposera l’acuité d’un propos, certes indémodable, mais dont elle a su dépasser le romantisme exacerbé pour l’emmener en de très sensibles terrains. Ses personnages sont en colère contre le monde? « Je suis en colère en leur nom, répond-elle. La colère est le résultat de brutalités, de négligence ou d’absence d’opportunités équitables dans l’existence. » Se propageant sur arrière-plan de rapports de classes houleux, l’onde qui s’ensuit produit aussi un curieux effet miroir. « Au moment des émeutes de Londres, la connexion m’est apparue évidente », approuve-t-elle. Avis de tempête, en effet… l

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À VENISE

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