Rien de tel qu’une disparition qu’on ne voit pas venir pour pimenter une histoire. Demandez aux auteurs de polar, c’est l’un de leurs ressorts narratifs préférés. Quelqu’un s’est volatilisé sans raison, un enquêteur entre dans la danse et les ennuis commencent… Cette absence de corps et d’explication, qu’elle soit temporaire ou définitive, a le don d’exacerber les peurs profondes. L’espoir persiste mais il est rongé par le doute. A l’inverse, le deuil est impossible puisqu’il y a toujours une petite chance que ça se termine bien. Tant que toute la lumière n’est pas faite, les présents sont coincés dans un no man’s land émotionnel.

Denis Villeneuve faisait vibrer cette corde sensible avec un sadisme jouissif dans Prisoners, l’enlèvement de deux fillettes dans une banlieue confortable embrasant les frustrations et révélant la nature profonde de chaque protagoniste, à commencer par le père de l’une d’elles, incarné, les nerfs à vif, par Hugh Jackman. Un accélérateur de malaise à l’oeuvre aussi dans The Missing, série télé britannique qui voit la vie d’un couple soumis à la rude épreuve de la disparition de leur fils lors de vacances en France, et que le père cherchera à élucider une fois encore en revenant sur les lieux huit ans après les faits, au risque de raviver les plaies. Ce n’est pas tout. Dans White Bird in a Blizzard, adaptation par l’enfant terrible du cinéma indépendant US Gregg Araki d’un roman de Laura Kasischke, le vernis de cette Amérique middle-class engoncée dans sa normalité éclate le jour où la mère si docile prend la tangente sans laisser d’adresse. « Un jour elle était là, à faire le ménage et le dîner, le lendemain, elle était partie« , observe sa fille de 17 ans.

On pourrait même parler d’épidémie de désertions ces temps-ci dans la fiction. Et plus seulement dans la mare sanglante du polar. The Leftovers, l’une des dernières productions HBO, décline le principe à la sauce fantastique et à grande échelle en observant les réactions d’une petite ville suite à l’évaporation, un 14 octobre, de 2 % de la population mondiale. Comme ça, d’un coup de baguette magique. De quoi alimenter les fantasmes et caresser dans le sens du poil nos penchants millénaristes. Dans un autre registre, celui de l’animation pétaradante à l’esthétique steampunk signée Tardi, Avril et le monde truqué abat la même carte au fil d’une uchronie croisant les genres. Sauf que cette fois-ci, ce sont les scientifiques du monde entier qui se volatilisent mystérieusement.

De disparition inquiétante, il en est encore question dans le nouveau roman de Thomas B. Reverdy, Il était une ville, Détroit en l’occurrence, qui cumule les malédictions: son économie s’effondre et ses enfants des quartiers pauvres se volatilisent dans la nature. Soit une variante postmoderne du mythe germanique du joueur de flûte de Hamelin, lequel, pour se venger de ne pas avoir été payé d’avoir débarrassé la ville de ses rats, attira les enfants avec sa musique dans une grotte qui se referma derrière eux. L’écrivain n’en est du reste pas à son coup d’essai en matière de désintégration, son précédent roman, Les Evaporés, se penchant sur ce phénomène -légal- typiquement japonais qui consiste à changer de vie brutalement et à entrer dans la clandestinité sans prévenir personne.

Là où Georges Perec se « contentait » de soustraire la lettre « e » dans La Disparition, les artistes rayent désormais les hommes, les femmes et les enfants de la carte. On peut y voir une simple coïncidence, on peut aussi interpréter ces défections en cascade comme la manifestation spontanée d’une angoisse existentielle: à l’heure de la géolocalisation, de la surinformation et du wifi planétaire, disparaître c’est échapper aux radars de l’époque, c’est être relégué à la marge du monde, hors du périmètre de surveillance. Bref, c’est ne plus vraiment exister. Même les migrants ont des smartphones. La fiction exprime métaphoriquement, par le jeu du drame ou du thriller, cette peur absolue d’avoir été soudain effacé des écrans, d’être devenu un paria numérique.

Mais du coup, disparaître volontairement peut aussi être vu comme un geste hautement subversif, un bras d’honneur adressé à une société qui a décidé de nous faire croire que la liberté était dans le contrôle permanent, le traçage total. Celui qui s’évapore est un rebelle. Et comme tous les rebelles, il bouscule notre train-train et nos petites certitudes…

PAR Laurent Raphaël

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