Résolument inquiet, le 63e Festival de Cannes a dépeint l’angoisse du temps présent, déclinée sous toutes les latitudes, à travers ses expressions les plus diverses. Et multiplié les échos d’un monde en crise.

Au c£ur de la tourmente, précisément. Rarement, sans doute, Festival de Cannes est-il apparu à ce point en prise sur une actualité brûlante, multipliant les échos d’un monde alignant les stigmates de la crise, morale, écologique, ou financière, et avec eux, ceux d’une angoisse, bien palpable désormais… Quand bien même aurait-il voulu s’y soustraire que les éléments se seraient chargés de le ramener à la réalité: d’un tsunami, à l’échelle de la Méditerranée s’entend, aux énièmes effets d’une éruption islandaise, ayant laissé craindre pour le couloir aérien amenant directement les stars de la planète cinéma vers ce havre de glamour, on n’avait pas le souvenir d’une édition engagée sous des auspices aussi moroses; jusqu’aux dieux du Septième art qui semblaient s’être détournés de la Croisette, privée de quelques poids lourds annoncés. Magie du cinéma, et d’une sélection mieux balancée qu’il n’y paraissait de prime abord: entamé sur des bases fort improbables, ce 63e Festival n’a pas tardé, pourtant, à trouver ses marques; mieux même, l’incertitude de l’époque a, de toute évidence, servi d’aiguillon à l’inspiration de nombreux cinéastes.

Pères et fils

Miroir d’un monde privé de repères, et fil rouge manifeste du festival, la relation père-fils y a ainsi été questionnée de toutes parts, la figure du père absent s’imposant comme la matrice de la sélection. Père spirituel, parfois -celui qu’invoquent, en désespoir de cause, les protagonistes du Hors la loi de Rachid Bouchareb ou de Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun qui, au contraire des moines de Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, ne sauront accéder à la paix des âmes.

Père charnel, le plus souvent, parfois tout simplement absent -il apparaît en creux de films comme Poetry de Lee Chang-dong, Route Irish de Ken Loach ou La Nostra Vita de Daniele Luchetti- ou, plus souvent, défaillant. C’est le cas du Javier Bardem de Biutiful, aimant mais inconséquent, en sus des combines odieuses auxquelles il se livre; le Mathieu Amalric de Tournée, instrumentalisant maladroitement sa progéniture; ou encore le réalisateur de Tender Son, ne retrouvant son fils que pour en faire un monstre. C’est aussi le marin de Chongqing Blues, prenant trop tard conscience des ravages provoqués par son départ, au même titre, d’ailleurs, que le maître-nageur d’ Un homme qui crie, s’employant, en vain, à remédier aux conséquences de son infamie -il a livré son fils à l’armée, engagée dans une guerre civile. L’ Uncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul sera plus heureux, qui renouera avec le fantôme bienveillant de son fils disparu. Quant à Michael Douglas, le Gordon Gekko de Wall Street, il tentera, tenaillé par la culpabilité, une fort hypothétique réconciliation familiale.

Greed is good

Avec ce Wall Street deuxième du nom, on entre aussi (non sans opportunisme sans doute dans le chef d’Oliver Stone) dans la sphère qui donne son second motif au Festival, soit la crise financière et son pendant moral, la cupidité. Inside Job de Charles Ferguson et Cleveland versus Wall Street de Jean-Stéphane Bron sondent le grand chantier économique. Ce, tandis que d’autres s’appliquent à arpenter l’immense no man’s land moral de l’appât du gain à tout crin, qu’anticipait le  » greed is good » professé, de manière alors quelque peu provocatrice, par ce même Gekko dans le premier Wall Street.

Javier Bardem, encore lui, fait son miel provisoire de l’immigration clandestine dans Biutiful; le protagoniste central de Carancho de Pablo Trapero exploite la détresse d’accidentés de la route; les pères des enfants violeurs de Poetry pensent pouvoir acheter leur pardon; les mercenaires de la Route Irish de Ken Loach ne voient dans la guerre en Irak que matière à enrichissement personnel; le maître de maison de The Housemaid considère, pour sa part, que sa fortune lui confère tous les droits, en ce compris celui de cuissage sur la bonne, inconscient qu’il précipite là le malheur familial. Et on en passe, comme le My Joy de Sergei Loznitsa, où la corruption étend son emprise à la société tout entière, postulat valant encore pour le Little Baby Jesus of Flandr de Gust Van den Berghe, un film qui revisite la Nativité en faisant de trisomiques les dépositaires de l’innocence par ailleurs perdue du monde…

Un écho révélateur

Que la guerre ait largement voix au chapitre dans un horizon pareillement nimbé de désolation n’est évidemment pas une surprise. L’Irak, bien sûr ( Route Irish de Loach; Fair Game de Doug Liman), mais aussi la Seconde Guerre mondiale ( Soleil trompeur 2 de Nikita Mikhalkov), la lutte de l’ombre conduisant à l’indépendance d’Algérie ( Hors la loi) ou encore les combats opposant catholiques et huguenots dans la France du XVIe siècle ( La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier) occupent ainsi les écrans, tantôt en prise directe sur l’actualité, tantôt en lui offrant un écho révélateur.

Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas non plus que la tentation d’un ailleurs puisse être la plus forte. La recherche d’une herbe plus verte apparaît comme la motivation quasi exclusive des personnages de You will meet a tall dark stranger de Woody Allen, pour qui il ne s’agit cependant jamais que d’échanger un confort petit-bourgeois pour un autre. Cet ailleurs peut aussi avoir les contours de la matrice originelle, comme pour le Uncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul, en proie à de curieux fantômes thaïlandais en même temps que s’y déploie un autre rapport au monde. Ou encore ceux d’une famille d’adoption de fortune -celle que finira par trouver le producteur à la dérive de Tournée, s’en remettant à sa troupe de strip-teaseuses New Burlesque. A moins, bien sûr, que comme Lee Chang-dong, et son élégante vieille dame en quête de sagesse, on ne s’emploie, en réponse à nos dilemmes moraux, à vouloir mettre un peu de Poetry dans un monde de brutes…

Texte Jean-François Pluijgers

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