AU PRINTEMPS 1984, LE PATERNEL DE MARVIN GAYE MET FIN À LA CARRIÈRE DE SA GÉNIALE PROGÉNITURE PAR DEUX COUPS DE FEU, EXÉCUTANT UN ANGÉLIQUE TALENT HANTÉ PAR LE DRAME. UN COFFRET RÉÉDITÉ DE 4 CD SANCTIFIE LA SENSUALITÉ FUNKY D’UNE VIE AU FOND PAS TRÈS GAYE.

La première balle du Smith & Wesson, calibre 38, a pénétré le côté droit de la poitrine, traversant poumon, coeur, diaphragme, foie, estomac et rein gauche. Elle est mortelle, mais Marvin senior se rapproche du fils déjà à terre pour ajuster un second tir à bout portant. Il est 11 h 38 en ce dimanche 1er avril 1984 et il reste 83 minutes avant que le California Hospital Medical Center de Los Angeles ne prononce le « dead on arrival« de Marvin Gaye, la veille de son 45e anniversaire. La moindre ironie n’est pas que le revolver assassin soit un cadeau fait quelques semaines auparavant, à Noël 1983, par le fils au père: ce meurtre conclut violemment une féroce mésentente entamée dès l’enfance. Les coups qu’un Marvin exaspéré donne ce jour-là au révérend Marvin Pentz Gay, Sr. (1) ont pour prétexte un désaccord sur une police d’assurance, mais au 2101 South Gramercy Place, dans le quartier ancien de West Adams, à L.A., c’est une vision divergente de la vie qui sépare définitivement les deux hommes. L’aîné (1914-1998) est un prédicateur intransigeant, converti depuis sa jeunesse à un culte pentecôtiste extrême, The House Of God,mix excentrique de judaïsme orthodoxe et de fondamentalisme catho. Ni porc, ni crustacé au menu, mais surtout, ni musique, ni cinéma, ni musique séculaire: se positionner en dehors du dogme égale blasphème. Et donc punitions corporelles. Deuxième d’une fratrie de quatre, Marvin Pentz Gay, Jr. sera d’emblée celui qui défie la figure tutélaire et abusive du père. Une fois star, Marvin expliquera cette éducation à coups de ceinture, où seuls l’amour absolu de la musique et les encouragements de sa mère le préservent, encore gamin, du désir de suicide. Dans l’éclairant texte qui accompagne le box Marvin Gaye – The Master 1961-1984 (lire encadré), le biographe du chanteur, David Ritz, écrit: « Le pouvoir de l’église a pesé sur l’esprit de Marvin. Sa perspective fondamentaliste -l’imminence de l’apocalypse, la lutte entre le bien et le mal absolu, la méfiance du plaisir sexuel- ne cessera de le hanter. »

5 dollars la semaine

Le paradoxe tient aussi au charme du jeune homme: peau noire claire, harmonie des traits, sourire irradiant, sex appeal nature. Un mètre 80 d’élégance pimpante, larynx de ténor à trois octaves: la suite ne peut être qu’avenante pour ce générique d’homme à femmes. Après un bref passage à l’armée, toujours rétif à l’autorité -il se fait virer en prétextant une maladie mentale…-, Marvin pratique le quartet vocal dans les environs de Washington D.C., puis à Chicago où ses Moonglows gravent quelques singles sur Chess Records, le label historique de Chuck Berry. Le vent tourne lorsque Berry Gordy, patron de Motown, le repère en batteur. Initialement, Marvin n’est que musicien maison (à 5 dollars la semaine…) mais il a trop de charisme, de talent, d’ambition, pour se contenter de figuration rythmique, même si initialement, il préfère le jazz au rhythm’n’blues. Le 25 mai 1961, sous le matricule Tamla 54 041, il sort son premier single solo, Let Your Conscience Be Your Guide. Inspirée par Ray Charles, la chose n’a aucun impact en dehors de Detroit, QG de la maison-mère et, pour les onze années à venir, de Marvin Gaye. Partie remise en juillet 1962, lorsque Stubborn Kind of Fellow devient le premier d’une longue lignée de succès qui traversent les années 60 avec une fougue modelée typiquement rhythm’n’blues/Motown. L’usine à tubes, « le son de la jeune Amérique », est d’abord la chose du patron Berry Gordy: Marvin épouse la soeur de ce dernier -Anna, de 17 ans son aînée- en même temps que le règlement maison, code de bonne conduite excluant les opinions engagées et sacrifiant à la pratique de chansons formatées pour le bonheur exalté du rêve américain. Volontairement étanche à tout le bordel en cours: ségrégation raciale, paupérisation endémique des ghettos noirs ou glacis vietnamien. Marvin interprète donc les compositions d’autrui (Ashford & Simpson, Holland-Dozier-Holland, Norman Whitfield), décrochant avec I Heard It Through The Grapevine,sorti en octobre 1968, l’un des morceaux les plus mirifiques de la décennie. Le triomphe émancipé du black power musical se traduit aussi par la multiplicité des duos, formule récurrente que Marvin mène à diverses positions des charts sixties en compagnie de Kim Weston, Mary Wells et surtout Tammi Terrell. Cette ancienne choriste de James Brown chante divinement bien et le (faux) couple formé avec Marvin incarne la réussite afro-américaine dans une société à prédominance farouchement blanche. Lors d’un concert en Virginie en octobre 1967, Terrell s’effondre sur scène, dans les bras de Gaye: tumeur au cerveau, elle meurt 29 mois plus tard à l’âge de 24 ans. Marvin ne s’en remettra pas, cette douleur-là s’additionnant à celle du conflit avec le père, que les libertinages du fils devenu star indisposent grandement. Sur YouTube(2), il y a cette curieuse séquence des deux hommes, filmée au début des seventies, où l’on sent l’insidieuse jalousie paternelle: cela se termine par une embrassade qui ne préjuge en rien de l’avenir.

« Mon succès ne semblait pas réel. Je ne le méritais pas. Je savais être capable de plus. Je me sentais comme une marionnette, la marionnette de Berry, la marionnette d’Anna. J’avais mon propre jugement et je ne l’utilisais pas (3). »Déprimé par son mariage avec Anna Gordy qui s’étiole, accro à la coke, pressé par les Impôts et en conflit larvé avec Motown, fin 60, Gaye déraille. De justesse, il rate une première tentative de suicide -déjà le flingue…- au domicile de Berry Gordy. La mort de Tammi Terrell le pousse à la réclusion, puis à envisager une carrière de… footballeur pro. Marvin change d’apparence, laisse tomber le trois-pièces pour un look croisé de sportif barbu et de pimpà la cool: au-dehors, l’Amérique toujours aux prises avec l’anguille du Vietnam a aussi la gueule de bois catatonique. La violence est partout.

What’s Going On

C’est précisément en voyant la police brutaliser une manifestation qu’un des musiciens des Four Tops, Renaldo Benson, écrit une chanson sur le séisme politique en cours. Gaye accepte de la chanter à condition de la cosigner et de la refondre. What’s Going On devient la matrice de l’album du même titre qui sort en mai 1971. Initialement, Berry Gordy refuse ce qu’il considère être « la pire chose qu’il a entendue de son vivant, avec ce machin à la Dizzy Gillespie au milieu, un vieux truc »:Marvin part en grève -littéralement- jusqu’à ce que le boss de Motown cède. Le single est un triomphe commercial -n°2 dans les charts américains- tout comme le LP qui s’impose comme un brillant manifeste de musique contemporaine, brassant soul, jazz, gospel et langueurs orchestrales. Marvin Gaye, qui cosigne tous les titres, en est également le producteur: cette prise de contrôle par l’artiste de son propre répertoire détonne sur la chaîne de fabrication usuelle de Motown. Les thèmes -ghettoïsation, pauvreté, traumatisme de la guerre, écologie, dérapages urbains- brident une texture politique d’autant plus affective que le disque est coulé dans une profonde mélancolie funky. La voix de Gaye, parfois en spoken-word, témoigne d’une vulnérabilité poreuse et d’une haute spiritualité: miel et barbelé, Save The Children ne détonnerait pas parmi l’évangile chanté. Deux millions de copies de l’album se vendent aux Etats-Unis, soit le meilleur score de Gaye jusqu’à son Let’s Get It On, paru à l’été 1973. A propos de ce dernier, la critique ricaine écrit qu’il s’agit « d’un des albums les plus sexuellement connotés jamais enregistrés ». Credo lascif en multitracks, qui lustre jusqu’à l’épuisement le déhanchement rhythm’n’blues. Il faut voir les images de Marvin chantant Let’s Get It On à l’émission Soul Train en février 1974, et la réaction de la section féminine du public. Quasi coïtale.

David Ritz, biographe de Gaye et auteur de l’ouvrage Divided Soul, expose pourtant un Marvin loin de l’incarnation mâle absolue. Ne résistant pas à l’idée de se travestir occasionnellement en femme (comme son propre père…) et souffrant, dans les années 70, d’impuissance sexuelle amenée par l’abus de cocaïne et une réputation de sex symbolabsolu qui le pétrifie. Homme timide qui se paie des putes alors qu’en tournée, les offres féminines non payantes s’additionnent. Ainsi la décennie 70 réanime-t-elle les dysfonctionnements déjà anciens: addiction, décrépitude d’un (second) mariage, parano et déboires financiers. Rien que la coke lui aurait coûté un million de dollars d’époque. Alors, quand la procédure de divorce d’Anna Gordy l’oblige à ponctionner les recettes de son futur album, Marvin boucle, en 1978, Here, My Dear. Non seulement le disque comptabilise les années « de torture » partagées avec son ex-femme, stupéfiée par les chansons explicites, mais la critique anéantit ce truc « bizarre et non commercial ». Ultérieurement réévalué, dans les années 90, Here, My Dear prend à sa sortie une monumentale gamelle. D’essai incohérent -enregistrer un album disco sur une île d’Hawaii- en relecture de la Bible, la boussole Gaye affolée embraye sur une tournée européenne en 1980, faisant échouer à Londres une star fauchée, camée et apeurée. C’est là qu’un promoteur belge, Freddy Cousaert, convainc Marvin d’une cure pas seulement thermale à Ostende (4). De février 1981 au printemps 1982, Gaye se prend un bol d’air du Nord, ralentit la coke, fait du sport, vit dans un modeste meublé, fréquente églises et cafés locaux, et, peu à peu, conçoit l’album Midnight Love. Emmenée par son tube charnel, Sexual Healing, et une nouvelle signature chez Columbia, l’affaire se vendra à plus de six millions de copies. Là encore, le vernis de la réussite ne tarde pas à se fissurer sous la (dé)pression: une tournée chaotique américaine à l’été 1983 amène Gaye, moralement exténué, à une retraite chez ses parents. Comme s’il y avait le désir de renifler la gueule du loup, de chercher une conclusion à l’antagonisme viscéral au père. D’en finir avec les luttes terriennes et cette musique qui ne semble plus vouloir guérir du mal de vivre. Le 1er avril 1984, la dernière messe était donc brutalement dite. Au nom du fils, du père et de la soul.

(1) GAY SANS E: MARVIN JUNIOR ADOPTERA LE PATRONYME GAYE AU DÉBUT DE SA CARRIÈRE MUSICALE.

(2) ENTREZ « MARVIN GAYE AND HIS DAD ».

(3) DANS DIVIDED SOUL: THE LIFE OF MARVIN GAYE DE DAVID RITZ.

(4) LA VILLE D’OSTENDE ORGANISE LE MIDNIGHT LOVE TOUR, WWW.VISITOOSTENDE.BE

TEXTE Philippe Cornet

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