LA 67E ÉDITION DU FESTIVAL DE CANNES A FAIT LA PART BELLE AUX FEMMES, OMNIPRÉSENTES SUR LES ÉCRANS. ET D’IMPRIMER UN REGARD DIFFÉRENT SUR LE MONDE, À DÉFAUT DE TRUSTER LES LAURIERS. REVUE DE DÉTAIL…

Alors oui, Jane Campion, présidente du jury du 67e festival de Cannes, a choisi de ne couronner aucune des deux réalisatrices en lice, Naomi Kawase et Alice Rohrwacher, demeurant ainsi la seule femme lauréate de la Palme d’or -c’était en 1993, avec La Leçon de piano. Ce constat posé, qui ne manquera pas d’alimenter par ailleurs les débats et controverses récurrents sur la représentation du deuxième sexe au sein de la compétition cannoise (deux films sur dix-huit, voilà qui apparaît objectivement riquiqui, a fortiori si l’on considère que les Céline Sciamma ou autre Jessica Hausner ont dû se « rabattre » sur des sections parallèles), force est de constater que la manifestation s’est déclinée, comme rarement auparavant sans doute, au féminin pluriel. A cet égard, Grace de Monaco d’Olivier Dahan, certes fort dispensable ouverture du Festival, en aura pourtant donné le la, confondant toutefois regard sur l’Histoire et Point de vue – Images du monde. Qu’à cela ne tienne, les Party Girl du trio Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis lançant la section Un Certain Regard, et autre Bande de filles de Céline Sciamma allumant la Quinzaine, se seront chargées d’aussitôt corriger le tir. Inscrits l’un dans la réalité décrépite d’une région frontalière, l’autre dans celle électrique d’une banlieue parisienne, il y a là deux points de vue forts, et autant de portraits de femmes embrassant l’existence à rebours des clichés. Un postulat valant aussi bien pour l’entraîneuse sexagénaire réticente à renoncer à la nuit, que pour l’ado black animée par la fureur de vivre, en version toute contemporaine s’entend.

Des héroïnes dans leur époque

Celles-là auront été rejointes par beaucoup d’autres. Ainsi de l’adolescente mise en scène par Alice Rohrwacher dans Le Meraviglie (Grand Prix du festival), gamine répondant au nom de Gelsomina comme la Giulietta Masina de La Strada, et pivot d’une famille croyant pouvoir se soustraire à la dérive du présent dans quelque coin reculé de l’Ombrie. Ou encore de Sandra, héroïne volontaire de Deux jours, une nuit des frères Dardenne, tentant de réinventer la solidarité par temps de crise économique et morale. Le marasme de l’époque est bien là, en effet, et avec lui la perspective du néant, qui semble vouloir happer Audrey, jeune femme dans un entre-deux à qui Pascale Ferran et son Bird People offrent une curieuse échappatoire, et auquel tente de se dérober la Billy de Lost River, le premier film de Ryan Gosling, funambule de l’existence évoluant dans un Detroit de désolation et de cendres. Au moins celles-là entrevoient-elles une issue, à l’inverse de Lilya, symbole d’une humanité sacrifiée dans le Leviathan d’Andreï Zviagintsev, cinéaste russe dont la vision confine au désespoir. L’héroïne de The Search, film de guerre de Michel Hazanavicius, se collette, pour sa part, fût-ce maladroitement, avec la dureté du monde -le conflit tchétchène, en l’occurrence-, au même titre, d’ailleurs que celle du western féministe de Tommy Lee Jones The Homesman, pionnière évoluant dans un Ouest broyant les êtres, et leurs illusions avec eux (le néologisme donnant son titre au film pourrait se traduire par le rapatrieur, terme éloquent s’il en est), ou celle de Coming Home de Zhang Yimou, frappée d’amnésie dans les plis de la Révolution culturelle chinoise.

Si cette dernière survit plutôt qu’elle ne vit dans le souvenir, il n’en va guère autrement de Havana Segrand, l’une des stars hollywoodiennes croquées par David Cronenberg dans Maps to the Stars, actrice courant après sa gloire, sinon celle de sa mère; figée dans la peur de l’oubli, cette tombe menaçant également la Angela Winkler du Sils Maria d’Olivier Assayas, confrontée de plein fouet à la fuite du temps -la Eve de Mankiewicz est passée par là. Incidemment, du reste, la réflexion sur l’acte créatif est l’une des autres lignes de force de la sélection, débordant d’ailleurs du cercle féminin pour englober aussi bien le peintre romantique misanthrope William Turner dans Mr. Turner, biopic n’en étant pas tout à fait un de Mike Leigh,que le styliste Saint Laurent, dépeint avec raffinement par Bertrand Bonello, et dont l’art semble, il est vrai, n’avoir eu d’autre objet que de célébrer la femme -on y revient toujours.

De Him en Her

Evoluerait-on même dans la sphère domestique, que le point de vue féminin semble y imprimer sa dynamique. Ainsi de Viviane Amsalem osant, dans Gett de Ronit et Shlomi Elkabetz, braver l’ordre séculaire pour réclamer le divorce devant un tribunal rabbinique -seule autorité à même d’en statuer en Israël, et institution secouée ici dans ses fondements mêmes. Voire encore Nihal et Necla, épouse et soeur du protagoniste central de Winter Sleep, Palme d’Or et film étonnant de Nuri Bilge Ceylan, et celles par la parole desquelles vont vaciller les certitudes d’un homme à la tentation omnisciente, en même temps que se révèlent ses contradictions. Le couple, du reste, est moins que jamais une entité monolithique: Fabrice Du Welz soumet son Alleluia sanglant à l’emprise d’un désir féminin inassouvi; Jean-Luc Godard en offre quelque déclinaison mouvante le temps d’un Adieu au langage incertain; la mariée de Relatos Salvajes, de Damian Szifron, redessine, à son avantage, les termes d’une union mûrement consentie. Et puis, il en est d’autres qui se déchirent, sous le poids d’une douleur trop forte -motif surimprimé de The Captive d’Atom Egoyan ou, infiniment plus subtil, de The Disappearance of Eleanor Rigby. Ned Benson, son réalisateur, y fait habilement glisser le curseur de Him en Her, en un magistral dédoublement des points de vue, façon éloquente autant que probante de passer la main et de réinventer la perspective cinématographique.

Et puis, enfin, il y a le lien indéfectible entre la mère et l’enfant, celui que l’on retrouve, de manière souterraine, dans le Foxcatcher de Bennett Miller, à l’origine de la soif de reconnaissance qui emmènera John DuPont aux dernières extrémités. Celui, aussi, presque indicible qui unit, mère et fille dans le lumineux Still the Water de Naomi Kawase où, non content de gouverner discrètement la marche des choses, il renvoie à un rapport harmonieux avec la mère-nature. Celui, enfin, donnant sa sève au torrent émotionnel de Mommy de Xavier Dolan. Recevant le Prix du jury, le cinéaste québécois a eu ces mots à l’attention de sa présidente: « D’aussi loin que je me souvienne, La Leçon de piano est le premier film que j’ai pu voir. Quand j’ai demandé à ma belle-mère « Quel film puis-je voir? », elle m’a répondu La Leçon de piano. C’est un film qui a défini ma vie, ma carrière. Vous avez écrit des rôles pour des femmes magnifiques, des femmes avec une âme, de la volonté et de la force. Pas des victimes, pas des objets. » Si le palmarès de Jane Campion peut paraître éminemment discutable, son cinéma a su faire des émules. Et c’est là, finalement, l’essentiel…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Cannes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content