Bien sûr, il y a Apocalypse Now, film mythique de Francis Ford Coppola, et l’arbre qui cache la forêt des adaptations de Joseph Conrad au cinéma. S’inspirant de Au c£ur des ténèbres, le cinéaste sut tirer la quintessence de l’£uvre, tout en lui donnant une résonance à la fois contemporaine et personnelle, en la transférant des rives du fleuve Congo au bourbier du Vietnam. Le réalisateur de The Conversation signait là un chef-d’£uvre; d’autres, nombreux, se sont frottés à la littérature de Conrad avec un inégal bonheur, n’en livrant trop souvent qu’une illustration sans relief. On ne mentionnera ainsi que pour la forme un Peyrol le boucanier (The Rover, 1967), improbable production italienne réalisée par Terence Young, et réunissant Anthony Quinn et Rita Hayworth à l’heure où leur carrière épousait la courbe des années 60 finissantes. Ou encore ce Swept from the Sea (1998) où Beeban Kidron ravalait Amy Foster au rang de la plus (dé)convenue des histoires, en dépit du feu brûlant de Rachel Weisz.

La grave erreur de Hitchcock

Malaisée à traduire à l’écran, l’£uvre de Conrad n’avait pourtant pas attendu l’avènement du parlant pour séduire scénaristes et réalisateurs. Maurice Tourneur signe ainsi, dès 1919, une première et convaincante version de Victory, récit des îles publié 4 ans plus tôt, et qu’adapteront encore William Wellman, John Cromwell ou Mark Peploe. Se déroulant dans l’actuelle Indonésie, Victory met en scène un Occidental vivant retranché du monde, jusqu’au jour où, venu pour affaires au comptoir voisin, il se prend de pitié pour la violoniste d’un orchestre qu’il arrache à son entourage concupiscent. Affrontant 3 aventuriers sans scrupules lancés à leurs trousses, l’homme découvrira que « l’amour et la mort sont les plus grandes aventures de la vie », le film substituant un happy end à celui, amer, du roman. De l’exotisme des mers du sud à l’effervescence londonienne, il n’y a qu’un pas, franchi par Hitchcock en 1936 avec Sabotage, adapté pour sa part de L’Agent secret (dont Christopher Hampton signera une nouvelle version 60 ans plus tard). Soit l’histoire d’un terroriste, dissimulant ses activités licencieuses derrière la direction d’une salle de cinéma, et fomentant un attentant au c£ur de Londres. L’occasion, pour le réalisateur, de déployer son sens aiguisé de la mécanique du suspense dans une scène anthologique qu’il regrettera par la suite -c’est à propos de ce film qu’Hitch conviendra, lors de ses entretiens avec Truffaut, que faire d’un jeune garçon la victime de ce crescendo de tension était une « grave erreur ».

Fort prisée dans l’entre-deux-guerres, l’£uvre de Conrad sera quelque peu dédaignée par le cinéma par la suite. Il faut attendre le milieu des années 60 pour trouver une nouvelle adaptation significative, celle que réalise Richard Brooks de Lord Jim en 1965, avec Peter O’Toole dans le rôle de l’officier tentant de se racheter de sa lâcheté passée, pour un film restituant fidèlement les enjeux moraux à l’£uvre dans le texte. Et il faut encore patienter 10 ans pour que le cinéma transcende le matériau littéraire, lorsque Ridley Scott livre en guise de coup d’essai, au milieu des années 70, une admirable transposition de Duel The Duellists en vo . Le film retrace, tout au long des guerres napoléoniennes, l’opposition irréductible de 2 hussards -campés avec maestria par Harvey Keitel et Keith Carradine-, et résultant en un duel à répétitions, entreprise que son caractère absurde fait glisser en terrain existentiel. Le duel que se livrent les époux de Gabrielle de Patrice Chéreau, adapté de la nouvelle Le Retour, est pour sa part un modèle de cruauté raffinée, en même temps qu’il ouvre sur des gouffres insondables. La mise en scène est à la hauteur du propos acéré de ce huis clos conjugal, amené en de dévastateurs terrains par Pascal Greggory et Isabelle Huppert. La perspective offerte aujourd’hui par La Folie Almayer n’est pas moins vertigineuse, qui enlace les thématiques conradiennes et akermaniennes en une vision affolante. Au c£ur des ténèbres, précisément.

J.F. PL.

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