EN SIGNANT UN DICTIONNAIRE AMOUREUX DE L’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN, PIERRE NAHON JETTE UN REGARD SANS COMPLAISANCE SUR LA CRÉATION ARTISTIQUE. SALE TEMPS POUR MCCARTHY ET CONSORTS.

Avec une carrière de plus de 40 ans passés dans le monde de l’art, où il dirigeait la galerie Beaubourg à Paris, Pierre Nahon avait le profil de l’emploi. Erudit, familier d’une large palette d’artistes et passionné, cet ancien marchand d’art de 78 ans s’est donc livré à l’exercice alphabétique de la collection « Dictionnaire amoureux » des éditions Plon, allant d’Adel Abdessemed au groupe Zéro, en passant par le « D » de Décadence ou le « S » de Sixties. Dès l’avant-propos, Nahon annonce qu’il jouera le jeu: « Il n’y a pas de sens critique. Que l’on ne s’attende pas, du moins, à en trouver dans les pages qui suivent« , n’hésitant pas à répéter quelques lignes plus loin: « Il n’y a pas de sens critique. Il n’y a que l’amour. » Pierre Nahon est-il un amoureux transi dont l’ouvrage peut être lu comme une déclaration? Pas vraiment, l’abécédaire qu’il signe livrant, implicitement et explicitement, les limites de l’exercice. La ferveur fait place à la réticence: né avec un certain socle de la création artistique, l’auteur fait un aveu qui empêche de souscrire pleinement à cette défense et illustration accouchant au final d’une flammèche là où l’on rêvait d’un incendie de forêt: « Depuis une vingtaine d’années, ce mouvement (la création contemporaine, ndlr) semble avoir épuisé son pouvoir et ne produit plus qu’une sorte d’autisme artistique qui ne serait que l’illustration du principe esthétique selon lequel l’organisation formelle est une contrainte libératrice. Sans la contrainte, les espaces découverts deviennent illimités, mais vides. (…) Si tout ce qu’on peut dire se vaut, on ne dit rien. » En résumé, l’Histoire de l’art débloquerait en majeure partie depuis la fin des années 90… Dommage car, s’il est évident que plus personne ne songe à mettre en doute l’art moderne, l’art contemporain a plus que jamais besoin qu’on l’étreigne et l’embrasse jusque dans ses moindres recoins. On ne peut que regretter que Nahon rechigne à mettre la langue… mais c’est sans doute une question d’éducation.

Confier la rédaction d’un dictionnaire amoureux de l’art à un marchand: n’est-ce pas un peu comme proposer à un proxénète d’écrire un ouvrage sur la femme?

(rires). En réalité, on ne m’a pas confié cet ouvrage. C’est moi qui en ai eu l’idée. Cela m’est venu après que Philippe Sollers me donne son Dictionnaire amoureux de Venise. J’ai trouvé cela formidable car c’était sa Venise que l’on retrouvait. Je me suis dit que je pouvais faire la même chose sur un autre type de territoire, à savoir l’art contemporain. J’ai été trouver le directeur de la collection, qui a refusé dans un premier temps car il pensait que cela concernait un trop petit monde. Je ne me suis pas découragé, j’ai tout de même entrepris la rédaction du livre. Au bout de huit mois, j’avais 300 pages. J’ai rappelé Jean-Claude Simoën pour lui montrer ce que j’avais fait. Il a lu et m’a signé un contrat. Il y a tout de même eu une rectification du projet initial: il m’a demandé d’élargir le propos à l’art moderne. Ce que j’ai fait avec plaisir.

La question reste entière: votre métier de « dealer » n’a-t-il pas biaisé votre propos? Certains artistes que vous avez défendus ont droit à tous les égards…

Evidemment, c’est un dictionnaire amoureux! Il est normal que je défende ceux que j’aime. En revanche, j’ai pris le contrepied de l’idée actuelle de « valeur financière » des oeuvres en consacrant de nombreuses pages à des artistes restés à l’écart de l’hystérie collective -je pense à Dado, Bernard Dufour ou à Pierre Klossowski. Je montre là que mon amour de l’art est au-delà des enjeux matériels. Surtout à l’heure actuelle, où je ne suis plus partie prenante du marché.

Votre Dictionnaire amoureux ne l’est pas toujours, malgré votre avant-propos enthousiaste. Vous critiquez Lucian Freud par exemple…

Sur les 100 artistes repris, Freud est quand même dedans… ce n’est pas si mal! De là à dire que c’est l’un des plus grands, c’est non: j’ai mon avis là-dessus et je n’en changerai pas. On peut bien sûr me questionner au cas par cas sur les raisons qui m’ont fait choisir tel ou tel artiste, et rejeter tel autre, je me ferai un plaisir d’y répondre.

Justement: il n’y a pas de Belges…

Vous avez raison. C’est un oubli. J’aime beaucoup Delvoye, Jan Fabre… Ce sera peut-être dans un supplément…

Vous ne parlez pas de Paul McCarthy dans votre ouvrage, voilà un artiste qui aurait bien besoin d’un coup de main…

Non, en revanche, je suis allé voir sa dernière exposition à la Monnaie de Paris. Pfffff… Quand on voit ça -ses chocolats-, on se pose des questions. Qu’est-ce que l’art aujourd’hui? A la sortie, on entend: « C’était drôle. » Mais l’art n’a pas à être drôle. Ce n’est pas suffisant. En revanche, dans le livre, je parle de Mike Kelley, ce qui me dédouane en un certain sens. Mais ces artistes ne sont pas mes préférés, ça se sent.

Votre ouvrage est clair sur le sujet: depuis une vingtaine d’années, on sent que ce qui se crée vous laisse indifférent…

C’est exact. Je vis à Venise depuis 20 ans. Le musée y est intérieur et extérieur. Quand vous sortez de l’Academia après avoir admiré une toile comme Le Repas chez Levi de Véronèse et qu’ensuite vous poussez jusqu’à la Pointe de la Douane chez Monsieur Pinault pour voir Kelley ou McCarthy, on a du mal, on a du mal… C’est comme la photographie. Je n’ai pas repris de photographes dans le dictionnaire, même s’il y a de belles choses -par exemple chez un Cartier-Bresson. Mais le regard épuise totalement les meilleurs clichés, tandis qu’il ne fait jamais le tour d’un tableau de Véronèse. Cela ne fait pas le poids. On peut se demander si, à la suite de Duchamp, tout le XXe siècle n’a pas enfoncé des portes qui débouchent sur le vide…

Ce n’est donc même pas la peine de vous parler d’art urbain?

Non. Utiliser le même mot pour qualifier un grand maître et un tas de charbon, un papier déchiré, voire un mur décoré au pochoir, c’est difficile. On m’a parlé hier d’un certain JR que je ne connais pas… Mais vous pensez: si ni Magritte, ni Delvaux ne figurent dans l’ouvrage, j’ai toutes les raisons de penser que ce monsieur JR n’a rien à y faire…

RENCONTRE Michel Verlinden; DICTIONNAIRE AMOUREUX DE L’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN DE PIERRE NAHON, ÉDITIONS PLON.

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