THÉÂTRE, EXPO ET CINÉ À L’ATELIER 210, RÉÉDITIONS EN PAGAILLE DANS LES LIBRAIRIES, NOUVELLE ADAPTATION AU CINÉMA… 150 ANS APRÈS SA PREMIÈRE PARUTION, ALICE AU PAYS DES MERVEILLES CONTINUE DE HANTER L’IMAGINAIRE COLLECTIF. JOYEUX NON-ANNIVERSAIRE!

Pour les touristes en visite à Oxford, c’est un must. Il ne faut en effet pas louper le Christ Church College, la faculté la plus prestigieuse de la doyenne des universités anglophones. C’est souvent la grande foule, venue admirer l’escalier monumental ou la cathédrale -davantage encore depuis qu’y ont été tournées des scènes de Harry Potter… Les murs de la vénérable institution ont cependant d’autres histoires à raconter. Dans la salle des repas, les plus pressés n’auront peut-être pas remarqué un vitrail un peu particulier. Ils sont tous là, éparpillés sur le gigantesque verre multicolore: le lapin blanc, le chapelier fou, le dodo, le chat de Cheshire… et bien sûr, Alice.

C’est en effet ici que Lewis Carroll, Charles Lutwidge Dodgson de son vrai nom, professeur de mathématiques à Christ Church, a écrit ce qui n’aurait dû être au départ qu’un conte pour enfants. Pour finir par devenir l’un des ouvrages les plus lus, commentés, adaptés de la littérature anglo-saxonne. Sa genèse est connue: un jour de 1862, Lewis Carroll se joint au Révérend Duckworth et aux filles du doyen Liddell pour une balade en bateau sur la Tamise. C’est au cours de cette promenade sur l’eau que l’une des trois gamines, Alice, dix ans, supplie Carroll de leur raconter une histoire. De ce « freestyle », il en fera plus tard le livre que l’on connaît: en 1865, Alice’s Adventures in Wonderland est publié pour la première fois. Il ne cessera plus de l’être.

Que l’un des livres les plus fous, délirants, absurdes, soit né dans les murs très sérieux et coincés de l’Université d’Oxford ne laisse pas d’étonner. Qu’il soit issu de l’esprit, pétri de rigueur scientifique, d’un professeur de math épaissit encore un peu plus le mystère… Cent cinquante ans, c’est d’ailleurs fort jeune pour un mythe -puisque c’est bien de cela qu’il s’agit. A l’instar des légendes antiques grecques, d’Ulysse à OEdipe, le livre a pénétré aussi puissamment l’inconscient collectif. Depuis sa parution, le monde dingo de Carroll aura ainsi suscité toutes les interprétations, tous les commentaires, et surtout tous les fantasmes…

Voyage intérieur

On n’échappe jamais à Alice. Le metteur en scène Ahmed Ayed, par exemple, avait quatorze ans quand il a (re)découvert l’histoire. « J’avais bien sûr vu le Disney, mais sans accrocher plus que ça. Par contre, quand j’ai lu le bouquin, j’ai adoré. » Né à Sousse, en Tunisie, il est à 1000 lieues de l’univers victorien XIXe dans lequel est né Alice. Pourtant, comme partout ailleurs dans le monde, le récit de Carroll prend racine. Plus tard, en 2000, le jeu vidéo American Mc Gee’s Alice le ramène une nouvelle fois au livre. « Je ne l’ai plus lâché. » Quelques années plus tard, il n’a pu s’empêcher de donner sa propre vision d’Alice. D’abord dans le cadre de son travail de fin d’études à l’IAD. Puis avec sa première création, inaugurée l’an dernier à l’Atelier 210, à Bruxelles.

Avec son collectif Illicium, il y revient ces jours-ci à l’occasion d’une série d’événements autour des 150 ans (lire plus loin). A côté de l’expo, des projections ciné, Ahmed Ayed aura donc une nouvelle fois l’occasion de livrer sa « version des faits ». En l’occurrence, une représentation très sombre, où le pays des merveilles se révèle être plutôt celui des cauchemars, peuplé de créatures lynchiennes bizarres, pas loin des univers déjantés d’un Terry Gilliam. « Depuis le début, j’avais envie en tant que metteur en scène de créer tout un monde. Ce qui n’est pas possible avec toutes les histoires. Avec Alice, par contre, si. »

C’est sans doute ce qui en a aussi fait le succès. Rares sont en effet les histoires à avoir autant débordé de leur terrain littéraire de départ: films, opéras, bande dessinée, jeux vidéo (lire plus loin), et même… gastronomie -comme quand le célèbre chef anglais Heston Blumenthal met au point la recette de la potion « Bois-moi », celle qui modifie la taille d’Alice à chaque gorgée bue. Le genre de scène qui n’a pu que fasciner les surréalistes, comme André Breton. Même Dali a peint plusieurs tableaux basés sur les personnages du bouquin. Antonin Artaud a, lui, donné sa propre version du poème de Jabberwocky, tandis qu’Aragon s’est attaqué à La Chasse au snark, autre récit absurde signé Carroll, avant de publier un article sur l’auteur anglais dans Le Surréalisme au service de la révolution. En Russie, c’est Nabokov qui a signé la traduction d’Alice, avant d’écrire lui-même Lolita… Avec son travail sur la langue et les mots, Carroll est également considéré comme un précurseur de l’oeuvre iconoclaste de James Joyce ou des jeux oulipiens de Perec et consorts.

Alice ne joue cependant pas seulement avec les mots. Le livre a aussi su générer ses propres images. Le fait est assez remarquable: si Lewis Carroll a imposé une série de personnages devenus iconiques, il en a aussi défini assez précisément les contours visuels -grâce aux illustrations de John Tenniel. Même Disney n’aura pas osé trop s’en éloigner!

Pas étonnant donc que le mythe ait à ce point percolé dans le cinéma, du dessin animé au film à grand spectacle, en passant par une comédie musicale… porno. Il est notamment très pratique pour faire glisser le spectateur dans un autre monde. Comme dans le film Donnie Darko -où le personnage reçoit ses ordres d’un lièvre démoniaque-, ou encore Matrix: au début du film, Neo (Keanu Reeves) se réveille et trouve sur son ordinateur un message énigmatique: « Suis le lapin blanc »… Les univers parallèles ne sont ainsi jamais très loin. Il suffit de se laisser tomber dans un trou, ou de « passer de l’autre côté du miroir », comme le suggère le titre du second épisode des aventures d’Alice. « Pour moi, le voyage est d’abord intérieur, dans l’inconscient, souligne Ahmed Ayed. Le monde d’Alice, je le vois un peu comme un univers caché, au fond de nous. Il est constitué de tout ce qu’on refoule, toutes les angoisses qu’on ne veut pas affronter, toute la violence aussi que chacun peut produire… »

Logiquement, la psychanalyse s’est d’ailleurs très vite emparée du travail de Lewis Carroll. Une vraie mine d’or pour les disciples de Freud et de son Interprétation des rêves. Derrière le conte pour enfants, Carroll brasse en effet une série de thèmes cruciaux: quête d’identité, questions du langage, sexualité… Il suffit de se pencher! Le récit a été mis à toutes les sauces, soumis à toutes les hypothèses, y compris les plus farfelues. D’aucuns ont noté qu’Alice restait assez passive face aux problèmes rencontrés lors de ses aventures, cherchant le réconfort dans la nourriture. Il n’en fallait pas davantage pour que certains regroupent tous les TAC (troubles des conduites alimentaires, tels ceux liés à la boulimie) sous le « syndrome d’Alice »…

Si Bettelheim, psychologue auteur du best-seller Psychanalyse des contes de fées en 1976, ne s’est jamais attaqué directement à celui d’Alice, d’autres n’ont pas hésité. Le plus fameux, et le plus enthousiaste, n’est autre que Lacan. Fasciné, il s’emballait en 1966 sur l’antenne de l’ORTF: « Ni le texte ni l’intrigue ne font appel à aucune résonance de significations que l’on appelle profondes. On n’y évoque ni genèse, ni tragédie, ni destin. Alors, comment cette oeuvre a-t-elle tant de prise? C’est bien ça le secret, et qui touche au réseau le plus pur de notre condition d’être »Alice n’en dit pas tant sur Lewis Carroll qu’il n’en raconte sur nous, explique ainsi la sommité.

Même la philosophie s’en est mêlée. En 1969, Gilles Deleuze publie son incontournable Logique du sens, dont Alice est le fil rouge. Il écrit notamment: « Dans Alice, les choses se passent en profondeur et en hauteur: les souterrains, les terriers, les galeries, les explosions, les chutes, les monstres, les nourritures, mais aussi ce qui vient du haut ou est aspiré vers le haut comme le chat du Cheshire. Dans le Miroir, il y a au contraire une étonnante conquête des surfaces [… ]: on ne s’enfonce plus, on glisse, surface plane du miroir ou du jeu d’échecs, même les monstres deviennent latéraux. Pour la première fois, la littérature se déclare ainsi art des surfaces, arpentage de plans. »

Du volume, des superficies, voilà qui aurait plu à Carroll, le mathématicien. Le poète, lui, préférera se pencher dans le trou pour y inventer de nouvelles énigmes. Car, comme dit Alice: « Si le monde n’a aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un? »…

TEXTE Laurent Hoebrechts

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