JAMIE LIDELL CONFORTE UNE LONGUE LIGNÉE DE CHANTEURS ANGLAIS TENTÉS PAR LE GRAAL DE LA MUSIQUE NOIRE US. OCCASION DE CROISER SON DESTIN À CEUX DE STEVIE WINWOOD, ERIC BURDON, ROD STEWART ET ROBERT PALMER, AÎNÉS BRITONS ADOUBÉS PAR L’AMÉRIQUE ET LA SOUL.

England / Stevie Winwood

J’ai grandi dans un hameau pas loin de Cambridge, pendant 17 ans, un minuscule endroit retiré. J’y vivais avec ma mère, dans une modeste maison près d’un réservoir d’eau et j’allais dormir au son des fanions accrochés aux mâts le long de cette espèce de lac. Une vie archiprotégée qui donnait à la musique une dimension de grande échappatoire, surtout pour un gamin comme moi qui semblait banni du monde réel. Ma soeur, aînée de cinq ans, que je haïssais (sic) -c’était réciproque mais cela s’est adouci- m’a introduit à la musique principalement via la radio et les rares disques qui traînaient à la maison. Je suis né en 1973 et j’ai mangé du U2, du Elvis Costello, du Human League dans des eighties nettement plus métissées, notamment quand Prince a débarqué: une période de travestissement un peu monstrueuse où l’on entendait aussi du Motown, la soul music absolue, avec l’apparition de Terence Trent D’Arby, talent majeur. »

Stevie Winwood (1948) est né et a grandi à Birmingham. Précoce est un mot faible pour désigner ce gamin de huit ans qui débute en musique dans le Ron Atkinson Band de son frère Muff. Il n’en a que six de plus lorsque sa voix haute et crayeuse de ténor -comparée à celle de Ray Charles- est enrolée dans le Spencer David Group. Avec lequel il décroche plusieurs hits d’envergure, dont Gimme Some Lovin’ balancé sur des rasades d’orgue de son extraordinaire timbre, franchement black. Il a 19 ans et s’embarque alors dans une longue et prolifique carrière de soul man à l’anglaise: nuancée au fil de sa carrière avec Traffic ou Blind Faith -incluant Clapton- via des sonorités folks ou psychés. Mais inévitablement habitées d’un rhythm’n’blues élégant: ce « blue-eyed soul » donnera plusieurs albums à succès en Amérique, dont Back In the High Life (1986) et Roll With It (1988) vendus à trois et deux millions d’exemplaires sur le marché US. Morceau emblématique: While You See a Chance (1980).

On the Move / Eric Burdon

« Après la campagne anglaise, je suis parti habiter Bristol, Brighton, Berlin où je suis resté neuf ans, puis New York pendant deux ans seulement, parce que c’était hors de prix. À Berlin, j’ai appris une vie dénuée de toute honte et de toute contrainte, profitant d’un sentiment absolu de liberté: j’y ai rencontré des gens comme Gonzales et Feist, qui m’ont fait comprendre le sens du mot « grabuge » (sourire), que je monte des shows électroniques ou autres, d’une façon beaucoup moins contraignante qu’en Grande-Bretagne. Là et ailleurs, je cherchais à transformer mon environnement en une sorte de village. Après New York, avec ma femme -Américaine, de Columbus, Ohio, elle écrit la plupart de mes textes-, on réfléchissait à la prochaine destination et Nashville semblait occuper les conversations: pour les qualités de ses studios mais aussi ses possibilités de logement, de ses bonnes conditions de vie. Mon pote Patrick Sansone de Wilco et puis Harmony Korine, le cinéaste, tenaient le même genre d’éloges sur la ville. On y a déménagé en 2010: on y retrouve un conservatisme négatif mais l’endroit produit aussi des préjugés qui sont d’abord la conséquence de ta propre imagination, simplement parce que ces mecs ont un accent country traînant. Alors qu’ils s’avèrent extrêmement ouverts et généreux. Mais tu rencontres des abrutis partout, et même plus à New York. Ce qui est intéressant se trouve dans ce southern funk, ces connexions entre la soul et la country à la Tony Joe White ou The Meters. Si tu t’embarques dans les préjugés, tu vas forcément engranger des clichés sur Nashville ou le Tennessee, ou même sur Jack White qui s’est établi là-bas. » (sourire)

Eric Burdon (1941) décroche un hit mondial -et un numéro un US- en 1964 avec House of the Rising Sun, relecture d’un vieux traditionnel US, au sein de The Animals, acteurs de l' »invasion britannique » sixties des États-Unis aux côtés des Beatles et des Stones. En 1969, Burdon, qui vit en Californie, rejoint les musiciens blacks et latinos du groupe War, une première en matière d’intégration raciale anglo-américaine. Leur blend de soul, funk, rock, jazz et psychédélique marque définitivement l’époque en enterrant tout rêve issu de l’idéologie hippie, même si War est d’abord un projet pluriethnique en recherche de méditation et de pacification. La machine à groove explosera cependant après deux albums. Morceau emblématique: Spill the Wine (1970).

Soul blanche / Rod Stewart

« Je pense que faire de la soul et être Blanc -pour dire les choses simplement- amène inévitablement un refus total, un blocage d’un certain nombre de personnes. Mais il y a en effet une très large tradition anglaise qui remonte à Mick Jagger, aux Beatles, à Annie Lennox ou à Rod Stewart, sans compter toute la Northern Soul. Mais l’Angleterre, c’est aussi un profond sentiment insulaire, celui d’un monde finalement assez restreint: de ce petit village où je vivais, je savais qu’il existait des choses extérieures, à commencer par Londres, qui m’a fait exploser la tête via l’acid house, la liberté du monde électronique. La question du succès d’un chanteur anglais soul aux États-Unis? Je ne me fais aucune espèce d’illusion, je reste très sain par rapport à ça: je pense que l’objectif d’être vraiment populaire aux États-Unis est mince, même si pendant des années, j’ai essayé! Vers 2008, j’ai considéré que cela ne faisait plus partie de mes buts: le pays est tellement énorme, tellement divisé, qu’il est assez vain d’espérer y toucher plus de cinq marchés. En tant qu’Européen, on peut convaincre assez facilement New York, Chicago et San Francisco, mais pour avoir du succès au Dakota… Même aujourd’hui, ce pays reste un mystère pour moi, comme la radio et la nature de la distribution qui demandent une totale implication. »

Rod Stewart (1945), sans être à proprement parler un chanteur soul, possède un larynx très marqué par Sam Cooke et les chanteurs rhythm’n’blues américains des sixties. Entre son apparition dans le Jeff Beck Group et les débuts des Faces, il sort un premier album solo fin 1969 (An Old Raincoat Won’t Ever Let You Down) qui intègre du rock et des ingrédients de blue-eyed soul. Avant de devenir l’incarnation de crooner piège à blondes, Stewart va trouver la formule magique d’une musique qui fait magnifiquement le grand écart entre Stax et les racines celtiques, incarné dans le magistral Every Picture Tells a Story (1971).

De la fin des années 70 au début du nouveau millénaire, Stewart glisse dans un répertoire plutôt middle of the road, mais il en sort en interprétant les classiques de The Great American Songbook sur pas moins de cinq albums. Morceau emblématique qui montre que Stewart est le champion de la reprise surpassant souvent l’original, son traitement de Reason to Believe de Tim Hardin (1971).

Postmoderne / Robert Palmer

« J’ai croisé le chemin de Beck, quelqu’un de réellement à part et de particulier, un mec postmoderne. Mais lorsqu’il a produit mon album Compass en 2010 et coécrit avec moi le titre Coma Chameleon, j’ai découvert quelqu’un qui a une capacité singulière de composition, parfois un peu rusé, ce qui est intéressant dans la mesure où la tension et la vivacité de Beck venaient bousculer ma lenteur naturelle. Il cherche une sorte de moment absolu et puis en quelques minutes, rédige un texte et boucle la chanson, ce qui tranche avec le poids des questions que je me pose sur le sens d’un morceau. Beck est un mec extrêmement talentueux, d’un style différent. Assez étrangement, je crois que la suprématie de l’Amérique sur le marché mondial de la musique est encore l’héritage absolument considérable de l’industrialisation triomphante d’après la Seconde Guerre mondiale: cette énergie, cette vitesse produisent toujours des effets dans un pays encore jeune marqué par l’optimisme et, d’un point de vue européen, par une forme de naïveté. La prolifération des histoires, d’après moi, vient aussi du fait que les distances sont tellement grandes, qu’elles demandent de pouvoir raconter ou écouter des histoires pour filer du point A au point B! La narration vous aide à passer le temps, ce que font si bien les chansons country. »

Robert Palmer (1949-2003) n’a pas toujours incarné une gravure de mode funky sur des clips gavés de mannequins surgelés, comme son too much Addicted to Love des années 80. Ce cliché et ceux associés à son « supergroupe » The Power Station -avec deux Duran Duran et un Chic- n’existent pas dans ses premiers essais: The Alan Bown Set, Dada et Vinegar Joe. Où le rhythm’n’blues de ce natif du Yorkshire cherche une porte d’entrée vers les États-Unis, trouvée grâce à un premier album solo, Sneakin’ Sally through the Alley (1974), brillamment bouclé à La Nouvelle-Orléans avec le guitariste Lowell George et The Meters, quintessence du jus de funk américain. Pas besoin de chercher, Palmer ne mettra jamais autant de soul dans sa musique. Morceau emblématique: Sailin’ Shoes (1974).

Gospel et Cie

« Il y a des touches de gospel sur mon disque: je ne suis pas religieux, mais je travaille avec trois grandes chanteuses de gospel de Los Angeles, originaires du Sud, qui ont notamment collaboré avec Chaka Khan. J’apprends énormément d’elles: je ne considère rien comme étant sacré de nature et j’aime reculer les limites des genres. Si la conviction y est, rien ne peut m’empêcher de pousser une chanson afro-américaine: un titre du nouvel album tel que Motionless, qui a ce parfum gospel, est la preuve que la pop a parachevé un long processus d’intégration de toutes les musiques, créant quelque chose qui touche à l’infini. La transgression culturelle, c’est aussi les Canadiens -avec lesquels j’ai pas mal travaillé- face à leurs voisins immédiats des États-Unis: les premiers ont davantage de sarcasme, peut-être parce qu’ils se sentent quelque peu opprimés face à leurs puissants voisins du Sud comme par la tutelle britannique du Commonwealth. Et j’aime les opprimés (sourire), comme les Australiens qui usent de l’hybridation de manière plus intense, plus passionnée, sans avoir ce truc incroyable des racines venant du Sud américain. Soyons clairs: venant d’un petit village près de Cambridge, même si je voulais m’accaparer ce genre de racines sudistes, je ne saurais pas exactement ce que cela signifie ou implique. On peut poser la question des origines pour la soul comme pour le folk: d’où vient le son folk anglais? De l’Irlande? »

JAMIE LIDELL, BUILDING A BEGINNING CHEZ V2 RECORDS.

7

EN CONCERT AVEC THE ROYAL PHARAOHS LE 20/10 À L’ANCIENNE BELGIQUE, WWW.ABCONCERTS.BE

TEXTE Philippe Cornet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content