Dietrich-Sternberg, affinités esthétiques

Josef von Sternberg et Marlene Dietrich ont construit un mythe sur base de leur complicité cinématographique. © AGEFOTOSTOCK/Belga images
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La parution conjointe d’ouvrages consacrés à Josef von Sternberg, le réalisateurde L’Ange bleu,et à Marlene Dietrich, la star mythique de sept de ses films, invite à se replonger dans une relation sans équivalent dans l’Histoire du 7e art.

Quelques mois après Gena Rowlands et John Cassavetes, c’est au tour d’un autre couple mythique de cinéma d’être au coeur d’une double actualité éditoriale, Josef von Sternberg et Marlene Dietrich, dont la relation esthétique, entamée avec les années 30 par L’Ange bleu pour se terminer cinq ans plus tard sur The Devil Is a Woman, devait se confondre avec la légende. Cette même légende qui nourrit aujourd’hui Les Jungles hallucinées, l’essai critique que consacre Mathieu Macheret au réalisateur, et Celle qui avait la voix, le portrait de la comédienne qu’esquisse Camille Larbey, publiés tous deux chez Capricci.

« Il est temps de revenir à Sternberg« , postule Macheret, critique au Monde et aux Cahiers du Cinéma, dès l’ouverture de son ouvrage. Et pour cause, le cinéaste austro-américain étant aujourd’hui largement oublié, et avec lui son apport fondamental au 7e art: ses sept films avec le mythe Marlene bien sûr, mais d’autres aussi, guère moins essentiels, comme Underworld et The Docks of New York, qui en firent l’un des grands maîtres du muet, ou The Saga of Anatahan, testament cinématographique tourné (en studio) au Japon en 1957, et accueilli dans l’incompréhension quasi générale. Et si, comme le précise la quatrième de couverture, « cet ouvrage est un exercice d’admiration au sujet d’une oeuvre parmi les plus farouchement insolites et tragiquement sensuelles jamais tournées à Hollywood« , on est aussi en droit d’y voir une entreprise de réhabilitation.

Dietrich-Sternberg, affinités esthétiques
© John Springer Collection / Getty Images

De Sternberg qui fut autant un maître de la forme que le tenant d’un cinéma tendu vers le désir, l’auteur pose d’emblée le paradoxe de sa relation avec Hollywood: « Il en détestait la vulgarité et la bêtise, mais n’aurait jamais pu travailler ailleurs qu’au sein des studios, dont la capacité à susciter des mondes imaginaires répond profondément aux besoins de son style. » Son parcours au sein de l’usine à rêves n’aurait cependant rien d’un long fleuve tranquille, épousant un relief accidenté où, aux sommets incontestés répondraient les revers de fortune -le principal intéressé déclarera lui-même avoir cessé de faire du cinéma en 1935, l’année de la rupture avec Dietrich, quand bien même sa filmographie alignera encore une petite dizaine de films, dont certains nullement négligeables, comme The Shanghai Gesture, avec l’étincelante Gene Tierney, ou le Fièvre sur Anatahan susmentionné. Quant à Macheret, il évoque, ponctuant le survol de sa carrière artistique par son versant négatif, une « impressionnante et grandiose constance dans le désastre« , la demi-mesure n’appartenant pas au vocabulaire sternbergien. Aussi vrai que « la dualité est consubstantielle à tout le cinéma de Sternberg » , l’oeuvre touche non moins régulièrement au sublime. Et ce livre, qui double la déclaration d’amour d’une étude fouillée, en dégage les lignes de force, les motifs récurrents et les figures esthétiques comme les obsessions, s’aventurant avec bonheur dans la jungle hallucinée de l’imaginaire du réalisateur. Si sa rencontre avec Marlene Dietrich allait porter à quintessence son art de l’artifice, elle ne l’épuiserait pas pour autant, les demi-mondes du cinéaste viennois n’en finissant pas de fasciner. Et Mathieu Macheret d’encore écrire: « La beauté du cinéma de Josef von Sternberg est en grande partie liée à sa vision incroyablement cruelle de l’amour, celle d’une force sauvage qui s’empare de tout un chacun pour le soumettre, pulvériser son orgueil, le faire ramper comme un insecte sur les marches de son temple et le recracher au monde défait de tout, intégralement vaincu. D’où venait donc cette vision terrible, voisine du naturalisme mais propice à toute sorte de dérèglements intérieurs, à contre-courant du puritanisme et du romantisme hollywoodiens? D’une sensibilité résolument européenne que Sternberg, à l’instar de son compatriote Erich von Stroheim, a conservée tout au long de sa carrière de réalisateur américain (…) » Pas moins. Et ces pages constituent un appel irrésistible à se replonger dans la grande parade enfiévrée de son cinéma…

Le mythe vs la divine

Comme en appendice à cet essai touffu et enlevé, le même éditeur propose, dans sa collection Stories, un récit consacré par la journaliste Camille Larbey à Marlene Dietrich sous le titre Celle qui avait la voix. Manière de recomposer, à distance littéraire, la relation esthétique sans équivalent dans l’histoire du 7e art qui devait unir l’actrice au réalisateur. Complémentaires, les deux ouvrages répondent toutefois à une ambition différente, ce petit volume s’inscrivant dans une série de biographies dressant le portrait synthétique de stars légendaires (il y eut précédemment Marlon Brando, Joan Crawford ou Robert Mitchum).

Le parcours de la comédienne, l’autrice l’entame dans l’appartement de l’avenue Montaigne où elle devait passer les dernières années de sa vie recluse, avant de remonter le fil, mouvementé, de son existence – « À trop dériver dans son propre mythe, Marlene Dietrich avait fini par se perdre« , écrit-elle dans les premières pages, esquissant un lien avec son personnage de caboteuse dans Shanghai Express, l’un de ses sept films avec Sternberg. Et donnant le ton d’un ouvrage inscrit au confluent d’aventures rocambolesques et d’une carrière à rebondissements, dont la rivalité avec Greta Garbo, « le mythe » vs « la divine », opérerait en quelque sorte la synthèse, Camille Larbey racontant comment elle déborda de l’écran (où leurs films sortirent, un temps, en miroir), pour bientôt les relier « par amant(e)s interposé(e)s« . Il y a là encore diverses observations pertinentes, et notamment comment les deux actrices, rejointes pour le coup par Katherine Hepburn,  » brouillèrent, à l’écran comme à la ville, les notions d’identité de genre dans l’Amérique de la Grande Dépression » . Si l’autrice salue la voix grave et suave « cette voix rauque qui a enluminé les films de Sternberg, ragaillardi les boys pendant la guerre et fait rire les auditeurs américains » , elle convoque aussi la légende sur les pas d’une star charriant avec elle  » un bout de la splendeur passée d’Hollywood« . Pour ponctuer, passés les amours, les tours de chant à Vegas, le pot-au-feu qu’appréciait par-dessus tout Gabin ou encore les persiflages, cet ouvrage léger sur une note sensible, dans les brumes de sa nostalgie de Berlin, là où tout avait commencé…

Dietrich-Sternberg, affinités esthétiques
Dietrich-Sternberg, affinités esthétiques

Mathieu Macheret, Josef von Sternberg, les jungles hallucinées, éditions Capricci, 216 pages. ****

Camille Larbey, Marlene Dietrich, celle qui avait la voix, éditions Capricci, 112 pages. ***

Couples de légende

« Vous savez parfaitement filmer les hommes, mais pas les personnages féminins« , aurait asséné Marlene Dietrich à Josef von Sternberg qui cherchait sa Lola Lola de L’Ange bleu, histoire de titiller l’amour-propre et l’intérêt du réalisateur, rapporte Camille Larbey dans Celle qui avait la voix. Bravade ou légende, toujours est-il que le film scellera le début d’une collaboration hors du commun, sept films d’une « splendeur exceptionnelle« , souligne Mathieu Macheret dans Les Jungles hallucinées. « Une aventure, ajoute-t-il, que la lecture de leurs autobiographies respectives ne permet pas de réduire à la simple relation de Pygmalion à Galatée qui lui servit de paravent publicitaire, mais qui se présente plutôt comme une lutte symbiotique, de part et d’autre de la caméra, entre deux maniaques perfectionnistes pour l’invention et la sublimation d’un mythe féminin qui n’eut d’autre substance que celle du cinéma en soi. »

Anna Karina et Jean-Luc Godard, un mariage de six films.
Anna Karina et Jean-Luc Godard, un mariage de six films.© ullstein bild Dtl. / getty images

Entre mythe et fantasme

Sans précédent dans l’Histoire du cinéma, leur relation esthétique n’aura pas de véritable équivalent par la suite, même si l’imaginaire cinéphile gratifiera d’autres couples réalisateurs/actrices d’une dimension mythique. C’est le cas, par exemple, de Judy Garland et Vincente Minnelli, « la petite fiancée de l’Amérique » et l’esthète de la comédie musicale, réunis à la ville et des deux côtés de la caméra dans Meet Me in Saint Louis ou The Pirate, au mitan des années 40. Ou, en version fantasmatique cette fois, des blondes hitchcockiennes peuplant le cinéma du maître du suspense. Un modèle dont Grace Kelly incarnera la quintessence le temps de trois films, Rear Window, Dial M for Murder et To Catch a Thief, succédant notamment à Ingrid Bergman, inoubliable dans Spellbound, Notorious et Under the Capricorn, avant de voguer vers d’autres cieux et le cinéma de Roberto Rossellini, avec qui elle écrira, de Stromboli à Jeanne au bûcher en passant par Voyage en Italie, une autre page de la légende. La production transalpine n’est d’ailleurs pas avare en couples mythiques, celui formé par Monica Vitti et Michelangelo Antonioni alignant, autour des années 50 et 60, de L’Avventura au Désert rouge, une poignée de films qui installeront le cinéma de la modernité, tandis que la présence émouvante de Giulietta Masina illumine la filmographie de Fellini, de La Strada aux Nuits de Cabiria, et jusqu’à Ginger et Fred…

Diane Keaton et Woody Allen dans Annie Hall.
Diane Keaton et Woody Allen dans Annie Hall.© DR

Compagne et/ou inspiratrice, le couple « actrice fétiche-réalisateur » adopte des formes multiples, tout en se jouant des frontières. Yasujirô Ozu trouvera en Setsuko Hara l’idéal féminin de son oeuvre, comme avant lui Kenji Mizoguchi avec Kinuyo Tanaka. Gena Rowlands porte le cinéma de John Cassavetes à incandescence, comme Hanna Schygulla celui de Fassbinder. Richard Quine fait de Kim Novak sa muse, comme plus tard Woody Allen de Diane Keaton puis de Mia Farrow. Ou Roman Polanski d’Emmanuelle Seigner. Jusqu’à la Nouvelle Vague qui accueille ses couples « bigger than life »: Anna Karina et Jean-Luc Godard, six films ensemble à compter du Petit soldat; mais aussi, de manière plus discrète, Stéphane Audran et Claude Chabrol, associés de part et d’autre de la caméra dès Les Cousins, en 1959, et à la ville quelques années plus tard. Un Chabrol qui trouvera par la suite en Isabelle Huppert la partenaire idéale de son cinéma. On pourrait ainsi multiplier les exemples à loisir, la figure semblant indémodable, qui offre par exemple à Yvan Attal et Charlotte Gainsbourg un terrain propice à la mise en abyme de leur couple depuis Ma femme est une actrice, en 2001. Une perspective intime venue donner un tour singulièrement émouvant au By the Sea de Angelina Jolie qui y rejouait, avec Brad Pitt, une partition voisine de celle de Voyage en Italie, réalité et légende se confondant pour le coup…

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