L’AMOUR ET LA MORT ONT DONNÉ LE TON D’UNE 68E ÉDITION DU FESTIVAL DE CANNES N’AYANT QUE FORT SPORADIQUEMENT TUTOYÉ LES SOMMETS. BILAN ET PERSPECTIVES.

« Qui est responsable de la programmation? » Enoncée par Joy, la délicieuse héroïne de Inside Out, bijou Pixar ciselé par Pete Docter, la question n’a pas manqué de tenailler les festivaliers. A mi-parcours, le 68e festival de Cannes affichait en effet un bilan objectivement décevant, désignant Thierry Frémaux, le délégué-général, à la vindicte publique. La compétition en particulier n’en finissait plus de se traîner, pour générer, de The Sea of Trees en Mon roi, de Louder Than Bombs en Marguerite & Julien, une lassitude qu’allait quelque peu tempérer une seconde semaine timidement plus enlevée. Le temps, toutefois, est le meilleur allié du festival, et au moment des bilans de fin d’année, on comptera certainement parmi les oeuvres majeures de 2015 Carol de Todd Haynes, Youth de Paolo Sorrentino, Le Fils de Saul de Laszlo Nemes ou The Assassin de Hou Hsiao-hsien, soit autant de films découverts sur la Croisette.

L’intime se mesure au collectif

Pour autant, ce constat laisse diverses interrogations en suspens, tenant notamment à la pauvreté de la délégation américaine, que ne pouvait masquer le seul Carol, ou à la surreprésentation du cinéma français: cinq films en compétition, est-ce bien raisonnable, alors que deux d’entre eux, au moins, n’y avaient certainement pas leur place, et que le Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin s’en est inexplicablement trouvé écarté, tout bénéfice pour la Quinzaine où il a d’ailleurs été primé? Et l’on en passe, même si, comme souvent, le palmarès aura quelque peu corrigé l’impression d’ensemble, couronnant la plupart des incontournables, et souffrant dès lors peu de discussion n’était la place accordée aux productions hexagonales; et une certaine surprise, aussi, s’agissant de la Palme d’Or octroyée à Jacques Audiard (lire son interview par ailleurs) pour Dheepan, un prix consacrant un parcours plus qu’un film, suivant une logique qui avait déjà présidé au sacre d’un Ken Loach pour The Wind That Shakes the Barley, ou encore de Nuri Bilge Ceylan pour Winter Sleep, pas plus tard que l’an dernier.

Avec ce film, le réalisateur de Un prophète s’est inscrit, il est vrai, au confluent des enjeux d’une sélection où amour et mort ont donné le ton, et où l’intime s’est mesuré au collectif. Soit la matrice même de Dheepan, où une (re)construction familiale, artificielle dans un premier temps, fait office de rempart contre la violence et la désolation, celles à laquelle va vouloir se soustraire un homme ayant fui l’horreur de la guerre au Sri Lanka pour être le témoin malgré lui de celle embrasant une cité française. Et Audiard de proposer, au passage, une déclinaison inédite du film de banlieue, en même temps qu’une oeuvre en prise sur une époque mouvementée. C’est bien le moins, après tout, et Cannes a pris dans la foulée le pouls hoquetant du monde: déshérence d’une banlieue américaine dans Dope de Rick Famuyiwa, délinquance juvénile dans La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, cauchemar des migrants dans Mediterranea de Jonas Carpignano, emprise des cartels de la drogue mexicains dans Sicario de Denis Villeneuve, précarité engendrée par le nouvel ordre économique dans La Loi du marché de Stéphane Brizé, montée du rigorisme aveugle dans Mustang de Deniz Gamze Ergüven, mutation capitaliste de la Chine dans Mountains May Depart de Jia Zhang-Ke, exil intérieur dans An de Naomi Kawase, onde permanente et assourdissante de l’horreur de l’Holocauste dans Le Fils de Saul de Laszlo Nemes… jusqu’à Jaco Van Dormael qui, ne sachant plus à quel saint se vouer, a imaginé Le Tout nouveau testament.

L’Evangile selon Jaco (lire ci-contre) prêche l’amour comme valeur-refuge, et il en a été beaucoup question sur les écrans cannois, le sujet se prêtant, il est vrai, à des déclinaisons innombrables. Jia Zhang-Ke, encore lui, appuie son récit sur la figure classique du triangle amoureux; Arnaud Desplechin cite W.B. Yeats –« Depuis le ventre de ma mère je porte en moi. Un coeur fanatique » – et évoque Esther, le premier amour et coeur de la vie de Paul Dédalus, personnage récurrent de son oeuvre; Todd Haynes brouille les marges du temps avec Carol, où la relation amoureuse sublimée de deux femmes, non contente de délicatement embraser la pellicule, brave les interdits. Maïwenn aussi, défie le temps, dont la passion saturant le Mon roi évoque quelque Claude Lelouch hystérique, tandis que Gus Van Sant raconte un couple désaccordé -le temps, encore- dans The Sea of Trees. A quoi Yorgos Lanthimos subsitue l’accord forcé, envisagé dans une dystopie condamnant les célibataires à trouver l’âme-soeur, sous peine d’être transformés dans l’animal de leur choix –The Lobster du titre ayant la préférence d’un héros dépressif que campe un Colin Farrell justement atone. Et puisque le sujet est inépuisable, les variations amoureuses empruntent encore à l’univers des contes chez Matteo Garrone ou Valérie Donzelli, le premier adaptant Giambattista Basile dans Tale of Tales, en entremêlant trois histoires en autant de diffractions d’un désir destructeur; la seconde donnant à la passion incestueuse de Marguerite et Julien des contours rappelant le Jacques Demy de Peau d’âne (sans retrouver le lyrisme enchanté de celui-ci, faut-il le préciser).

Entre Valley of Love et Vallée de la Mort

Il plane sur ces deux films, ou encore sur le Macbeth de Justin Kurzel, où désir et ambition se chevauchent dans une geste funèbre pour conduire le héros à sa perte, un fort parfum létal. Eros et Thanatos cohabitent en effet au banquet cannois, ce que traduit limpidement Guillaume Nicloux en faisant de la mythique Vallée de la Mort californienne sa Valley of Love, où il convoque Isabelle Huppert et Gérard Depardieu (et avec eux le fantôme de Loulou de Maurice Pialat), couple séparé de longue date et réuni en quelque errance spirituelle pour une hypothétique rencontre avec leur fils défunt. Imagée ou littérale, la confrontation avec la mort, physique, sociale, ou encore sentimentale, est l’autre arc du festival, en effet, avec lequel il s’agira dès lors de composer. Ou pas -ainsi du personnage central de Son of Saul, exécuteur malgré lui des basses oeuvres dans un camp de concentration, et dont le film de Laszlo Nemes garde obstinément le point de vue exclusif, en une vision sidérante. La mort est ici insoutenable et omniprésente, frontale et hors-champ à la fois. Elle sera encore la compagne assourdissante de la famille au coeur de Louder than Bombs, de Joachim Trier, et celle insistante des quatre soeurs de Our Little Sister, de Hirokazu Kore-eda, ou de la réalisatrice épuisée de Mia Madre, de Nanni Moretti. Non sans dicter leur agenda aux protagonistes de Sicario, de The Assassin, de The Sea of Trees, de Chronic, de Michel Franco, dont le personnage central, en suspension émotionnelle, s’occupe de malades en phase terminale, ou à ceux du Youth de Paolo Sorrentino, papys faisant toutefois de la résistance face aux affres du temps et ce genre de choses.

Le duo qu’y forment Michael Caine et Harvey Keitel compose une stimulante partition à deux voix, où il s’agirait de Revivre, comme le chantait Manset, ou alors de continuer à vivre à tout le moins, proposition aux interprétations nombreuses. Comme cet homme ordinaire et pour le coup emblématique -Vincent Lindon, définitif- qui, dans La Loi du marché, oppose coeur et dignité à la violence sociale produite par un système inique; ou le protagoniste du Fils de Saul, préservant son humanité en tentant coûte que coûte d’organiser des funérailles juives pour son fils qu’il croit identifier parmi les victimes de l’extermination nazie; les exclus de An, s’apportant la promesse d’un réconfort mutuel; Carol et Thérèse, s’entrouvrant un champ de possibles dans l’Amérique des fifties et au-delà, au même titre que les jeunes filles de Mustang, en bord de Mer Noire; l’héroïne de Mon roi, s’affranchissant de l’emprise d’une passion toxique; la (fausse) famille de Dheepan, osant un amour plus fort que les peurs; l’héroïne de Inside Out reconnectant ses émotions pour faire le grand saut de l’existence; les solitaires de The Lobster refusant la dictature des sentiments; le Dédalus de Trois souvenirs de ma jeunesse s’ouvrant la voie de Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle). Ce qu’un Depardieu, retrouvé tout en formes et en sueur au coeur de la Valley of Love, traduira pour sa part d’une formule taillée dans un réalisme prosaïque, ce « Il faut tourner la page » adressé, telle une injonction, à Isabelle Huppert. Et que Lambert Wilson, refermant la cérémonie de clôture de cette 68e édition, a su joliment se réapproprier, saluant « une 69e édition qui sera, souhaitons-le, érotique ». Gainsbourg n’aurait pas dit mieux; rendez-vous, donc, en mai 2016…

TEXTE Jean-François Pluijgers, À Cannes

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