DOCUMENTAIRE À L’ARCHITECTURE VERTIGINEUSE, LE BOUTON DE NACRE VOIT PATRICIO GUZMÁN QUESTIONNER L’HISTOIRE TRAGIQUE DU CHILI DANS UN FILM EN PRISE SUR LE COSMOS.

Révélé au milieu des années 70 par La Bataille du Chili, Patricio Guzmán n’a cessé, depuis, de questionner l’histoire de son pays, envisagée tantôt de manière frontale, tantôt dans une perspective cosmique. Ainsi, en 2010, de Nostalgie de la lumière, documentaire magistral inscrit dans l’immensité du désert d’Atacama. Ou, aujourd’hui, du Bouton de nacre, pendant aquatique du précédent pour ainsi dire, puisqu’il trouve son ancrage en Patagonie, et dans les profondeurs de l’océan, d’où il fait remonter la voix des indigènes chiliens, mais aussi des victimes de la dictature de Pinochet.

Le point de départ de ce film fascinant, il faut le chercher dans les travaux de Theodor Schwenk, un scientifique allemand, auteur notamment, en 1962, du Chaos sensible: « Schwenk a fait une découverte extrêmement intéressante sur l’eau, commence le réalisateur. Il considère que les mouvements de l’eau ne sont pas seulement influencés par la lune, mais aussi par les planètes et l’ensemble des corps célestes. L’eau transmet ce mouvement à tous les êtres vivants, et constitue donc un intermédiaire entre le cosmos et nous. Et ça, c’est une idée extraordinaire pour faire un film; d’autant plus que le Chili est plein d’eau, avec sa côte, immense, et un archipel à ce point gigantesque qu’il en devient indescriptible. » L’eau pour élément central; restait toutefois à trouver un fil narratif. Celui-ci viendra, pour le coup, de deux boutons de nacre, témoignages, dérisoires en apparence mais essentiels, des drames ayant pavé l’histoire chilienne. Le premier renvoie en effet à la colonisation et à l’impact de l’arrivée des Anglais en Patagonie. « FitzRoy, qui a débarqué en 1832 du premier bateau scientifique britannique ayant jamais accosté là-bas, était un pur produit du siècle des Lumières, et il a eu cette idée complètement folle, mais typique de l’époque, de vouloir civiliser les sauvages. A cet effet, il a emmené quatre Indiens à Londres pendant un an et demi. » Echangé contre un bouton de nacre, l’un d’eux hérite du surnom de Jimmy Button. Il fait, avec ses compagnons d’infortune, un voyage de milliers d’années dans le futur, la traversée des océans le conduisant de l’âge de la pierre à la révolution industrielle. Et s’il revient au pays dans la foulée, c’est toutefois délesté de son identité; ouvrant la route aux colons, les cartes dessinées par FitzRoy feront le reste, sonnant le glas des peuples du sud de la Patagonie, aujourd’hui réduits à quelques poignées de descendants. Trouvé dans l’agglomérat d’algues et de coquillages collés à un rail immergé, l’autre bouton renvoie à une tragédie plus récente. Il appartenait en effet à l’une des victimes du régime de Pinochet, dont les cadavres étaient lestés avant d’être balancés dans un océan dont les tortionnaires pensaient qu’il se refermerait à jamais sur leurs crimes.

Dire les choses

Ces deux histoires racontant une double extermination, Patricio Guzmán les entremêle au gré d’une écriture sinueuse, la narration se déployant, plus organique que linéaire, en un processus dont il souligne combien il est « impossible à expliquer. C’est comme la poésie, qui est indéfinie. » Une façon de s’affranchir, au passage, des limites d’une approche strictement informative, l’auteur aspirant à « une réflexion poétique et humaine de ce monde. » Le résultat est à la hauteur de cette ambition, qui balade le spectateur dans les arabesques d’un récit lumineux peuplé d’âmes errantes. Le réalisateur y convoque la mémoire et l’inconscient chiliens, lui qui n’aura eu de cesse de revenir sur les exactions de la dictature de Pinochet, démarche d’autant plus nécessaire, martèle-t-il, « que ces choses ne sont pas connues des Chiliens. Les textes d’histoire s’arrêtent un an avant le coup d’Etat. Et si celui-ci y est intégré, il ne fait jamais qu’une demi-page, un scandale alors que le pays et sa population n’ont jamais connu pire répression. Voilà pourquoi il faut continuer à dénoncer ces événements anciens. Il faut dire les choses. » Au-delà de son cadre chilien, on peut aussi trouver au film une résonance toute contemporaine: « Tout à fait, opine Guzmán. On peut penser aux Africains qui meurent dans la Méditerranée, dans l’eau, c’est la même chose, ou au destin tragique des Palestiniens, ou encore à la Syrie. Ce film a une vocation universelle: il n’a pas été fait au nom du Chili uniquement, il parle aussi d’autres tragédies contemporaines. »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Berlin

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