Fin des années 70, Berlin bascule dans le punk, sur fond de parano étatique à l’Est et de terrorisme de la RAF à l’Ouest… Deux bouquins traitent de cette double explosion qui incorpore aussi Blixa Bargeld d’Einstürzende Neubauten rencontré dans la capitale teutonne. Avant les concerts de l’AB.
« Je dealais de la coke, je squattais, je n’avais pas d’existence légale et puis la musique n’était qu’une prolongation de nos vies: on jouait sur ce qu’on pouvait trouver, voler, construire. Les 5-6 premières années du groupe, on travaillait la perte de contrôle en scène, ce qui pouvait être dangereux, y compris sur le plan physique. Et le corps ne peut pas accepter cela éternellement. » Blixa Bargeld a la paupière lourde, un costume de diacre et une coupe de notaire sournois: dans ce café de Mitte, fin octobre, il parle de son itinéraire du crépuscule des seventies qui débouche sur la création d’Einstürzende Neubauten, le groupe allemand le plus radical de ces 30 dernières années, bientôt à Bruxelles. Blixa est l’un des personnages qui traversent Dilapide ta jeunesse, bouquin à succès de Jürgen Teipel, paru en Allemagne au début des années 2000, aujourd’hui traduit en français (1). Bargeld, de son vrai nom Christian Emmerich, est né en janvier 1959 au sud-ouest de Berlin dans une famille prolétaire pauvre. » J’ai grandi à Friedenau. Le district où l’écrivain Günter Grass a sa villa. Friedenau est coupée en 2 par le S-Bahn. D’un côté, on trouve les logements sociaux. Je viens de là. » Très vite, ce drop out scolaire précoce cultive une marginalité poussée: il marche dans Berlin caoutchouté des bottes à la tête, le teint blême, flanqué d’une coupe cisaillée et trouée comme les terrains vagues qui peuplent encore la ville d’avant la réconciliation. Non seulement Berlin est coupée en 2 par le mur de la Guerre Froide mais est un corps étranger intégralement immergé dans le territoire de la RDA, à 180 km de la RFA (2). Une très bonne raison y attire tous les marginaux d’Allemagne (de l’Ouest): les résidents ne doivent pas y faire leur service militaire… Bargeld a toujours vécu dans cette zone naturellement théâtrale: » De 1975 à 1978, je n’ai pas dû mettre un pied en dehors de la ville, de toute façon, j’avais perdu mon passeport. » Il est intéressé » 5 minutes » par les Sex Pistols » qui semblent donner l’impression que la continuité historique de la musique est brisée. » Comme eux, Blixa carbure au speed, mais il choisit de traduire en musique les vibrations telluriques de la cité. La chose est éructée en allemand, pas en anglais. Le nom d’Einstürzende Neubauten est déjà un programme sonore: littéralement » nouveaux bâtiments qui s’effondrent« , il fait référence aux » alt-neubauten« , constructions standards de l’immédiat après-guerre où il a vécu. Béton et cratères: le groupe fait son premier enregistrement à l’intérieur d’un pilier de pont où les musiciens rampent et jouent 4 heures durant. La symphonie du marteau-piqueur est née, l’un des musiciens en particulier, Andrew Unruh, collectant ou volant tout le métal qui peut résonner comme caisse rythmique. Trente ans plus tard, sur la scène du Columbia Halle, Einstürzende Neubauten installe encore de drôles de boîtes à musique, mi-moteurs rutilants, mi-créatures d’acier alien. Mais on est loin des spasmes métalliques de 1980: devant 3000 spectateurs de tous les âges, les morceaux croisent même les fantômes du blues. Bargeld a sans doute retenu ses 20 années passées dans les Bad Seeds de Nick Cave, quittés en 2003…
L’automne des massacres
Jürgen Teipel, auteur de Dilapide ta jeunesse, est né en Bavière il y a 49 ans. Il y habite toujours -à Munich- et comme l’objet de son livre, est frappé de punkitude dans l’adolescence. » C’est l’époque où j’ai vu les Clash à Munich. La période était d’une extrême violence, aussi parce que la situation politique de l’Allemagne de l’Ouest était incroyablement tendue et que les punks étaient suspects. » Jürgen parle de l' » automne allemand » de 1977. Référence au conflit armé qui oppose la Rote Armee Fraktion et l’Etat ouest-allemand depuis 1970: les militants d’extrême-gauche s’en prennent aux symboles du capitalisme et de la présence américaine, provoquent des attentats et des morts. Arrêtés en 1972, le couple leader, Andreas Baader et Gudrun Ensslin, et leur comparse Jan-Carl Raspe, sont retrouvés morts dans leur cellule de Stuttgart-Stammheim le 18 octobre 1977. Leurs partisans crient au » suicide d’Etat« : le même jour, Hans-Martin Schleyer, grand patron et ex-SS notoire, est assassiné par un commando de la RAF qui laisse son cadavre dans un coffre de bagnole sur une route provinciale française. Il était en captivité depuis le début de septembre à Bruxelles. Toujours le 18, sur l’aéroport de Mogadiscio, des commandos spéciaux délivrent les otages d’un avion de la Lufthansa détourné par des pirates palestiniens réclamant, entre autres, la libération de membres de la RAF. White Riot à tous les étages. L’ouvrage de Teipel éponge forcément ces années de plomb: » En Angleterre, Joe Strummer portait le badge ou le t-shirt de la RAF (3), en Allemagne, c’était un tabou absolu. Je l’ai bravé à quelques reprises mais le risque de se faire casser la gueule ou de voler au poste était bien réel. Certains punks, comme Margita Haberland de Abwärts qui avait croisé Baader et Ensslin quand elle vivait dans une communauté à Munich, auraient pu basculer dans le terrorisme mais, à ma connaissance, aucun n’a jamais franchi le pas. » Contrairement au lobotomisé Sid Vicious, le port de la croix gammée n’est pas au programme du punk allemand: » Ici, pour les raisons historiques que l’on connaît, cela n’aurait pas seulement résonné comme une provocation… » C’est aussi passible de poursuites judiciaires. Si le punk fleurit à Berlin, Hambourg et Düsseldorf -où les locaux coursent les « conservateurs » de Kraftwerk pour les rosser…-, il reste complètement étanche à ce qui se passe à l’est. Jürgen: » On n’avait aucune envie d’aller à l’est et lorsqu’on était obligé de traverser la RDA pour rejoindre Berlin en voiture, on avait l’impression d’être en Russie ou dans un mauvais film de science-fiction… »
Espionnés par la Stasi
» Dans la prison de la Stasi (4), on ne savait jamais rien (…) On ne t’appelait jamais par ton vrai nom mais « à gauche » ou « à droite » en fonction de la place de ton lit. (…) Et donc, au bout d’un mois et demi, on me dit « à gauche, sortez » et on me conduit en bas dans une cellule vide avec juste un cintre sur lequel mes vêtements civils étaient accrochés (…) On a marché dans les couloirs et, d’un seul coup, on est arrivé dans une tout autre aile de la prison où il y avait du papier peint au mur et de la moquette. Et là une porte s’est ouverte, je suis entré et j’ai vu ma petite Marlies (sa femme, ndlr) assise à une table (…) Tu n’avais pas le droit de dire bonjour, tu devais juste t’asseoir à la table. » Ce témoignage secouant est extrait de Too Much Future, l’histoire du punk en République Démocratique Allemande (5). Le type qui raconte cela, c’est Mario Schultz, alias Colonel, figure incontournable du punk à Berlin-Est. La suite de la prison va être l’expulsion à l’ouest. » J’étais un peu comme un guerrier à la retraite… Et quand j’ai vu des punks de l’ouest pour la première fois, qui faisaient la manche à Cotbusser Tor, je me suis dit « C’est des clochards habillés en punks mais ce ne sont pas des punks ». Il n’y avait plus aucune vie chez eux. » Parce qu’en RDA et à Berlin en particulier, le punk va être la bouée électrique d’une jeunesse pressurisée par un régime paranoïaque, inquisiteur et répressif. Pour Henryk Gericke, co-auteur avec Michael Boehlke de Too Much Future, le punk à l’est » provoque un raz-de-marée, un frisson salvateur, euphorisant« . Ce qui en fait pour l’Etat » un parfait ennemi de l’intérieur« . Un ennemi qui n’a qu’un choix opératoire: la clandestinité. Gericke, né en 1965, traverse cette saga de l’intérieur en punk et chanteur des Leistungsleichen. Ses parents travaillent alors aux fameux studios de cinéma de Babelsberg, son père étant membre » critique » du Parti Communiste. Mis à part une ou deux nuits au poste, Henryk n’a jamais connu la prison. Son livre est édifiant à plusieurs titres: bien écrit, il restitue un bout de Guerre Froide inconnue où John Peel est le héros des ondes qui passe des merveilles introuvables et où une cassette vierge -seul moyen pour faire circuler la musique- coûte 20 marks, soit presque la moitié d’un loyer moyen de l’époque… Le punk arrive à l’est fin 1978 et y connaît une flambée jusqu’au mitan des années 80: il se produit dans des caves, à la sauvette dans une fête de village ou, avec la complicité des autorités religieuses, dans des lieux de prière berlinois comme l’Eglise Pfingst ou celle du Rédempteur… On apprend aussi que la Stasi ne se contente pas d’infiltrer le mouvement punk, elle place aussi ses (es)pions au sein même des groupes musicaux. Gericke: » Dans le livre, je parle de plusieurs informateurs, dont Sascha Anderson, qui était chanteur au sein de Zwitschermaschine. Sascha voulait devenir le Ministre de l’Underground tout en faisant partie de la Stasi, c’était un traître par vocation. Après la Chute du Mur, Cornelia Schleime -aujourd’hui, peintre célèbre- a découvert que son ami Anderson avait revendu ses tableaux, sans doute à son compte, alors qu’elle était expulsée à l’ouest, ne pouvant qu’emmener 2 valises. Après la réunification, elle a tenté de lui faire un procès mais cela n’a pas marché. Anderson n’a jamais été inquiété, il vit à Francfort. » Henryk parle de Crass (…) qu’il vient de voir à Berlin, impressionné, et de l’étonnant succès de Too Much Future également décliné en expo photo et en documentaire TV. Même si l’est n’a pas complètement rattrapé son retard économique sur l’ouest de l’Allemagne, les stars sont désormais des 2 côtés de l’ex-Rideau de Fer. Comme Ronald Lippok. Et d’ailleurs, Prenzlauer Berg, à l’est de la ville, où Henryk tient la Staatsgalerie, est devenu un quartier de chic bohême. Un truc de l’ouest… Blixa Bargeld en conclusion? » On a longtemps essayé de jouer en RDA, on a même reçu le soutien officiel d’Heiner Müller (célèbre dramaturge est-allemand, ndlr) mais on s’est toujours fait éconduire sur des questions posées par la sécurité, du genre: « Y a-t-il des éléments de droite dans votre public? » (sourire) . Finalement, quand le Mur est tombé, on est allé jouer à Berlin-Est alors que l’Allemagne n’était pas encore réunie. Moi, ce que j’aurais voulu, ce n’est pas que l’est soit bouffé par l’ouest, c’est qu’on vire tous ces bonzes communistes de l’est et que l’on fasse un autre socialisme, utopique… » l
(1) Éditions Allia, 432 pages.
(2) la République Démocratie Allemande, sous régime pro-soviétique, avec Berlin-Est comme capitale, est créée en octobre 1949, 5 mois après la République Fédérale Allemande, pro-occidentale.
(3) le 30 avril 1978, au concert Rock Against Racism/Anti-Nazi League de Victoria Park, à Londres, Strummer porte un t-shirt rouge frappé du signe de la RAF et de l’inscription Brigate Rosse, son équivalent italien. La scène est dans le film Rude Boy.
(4) le Ministère de la Sécurité d’Etat de la RDA.
(5) Éditions Allia, 191 pages.
Einstürzende Neubauten en concert (complet) les 18 et 19 novembre à l’ Ancienne Belgique, CD Strategies Against Architecture IV chez Pias.
Texte et photos Philippe Cornet, à Berlin
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