CRÉATEUR DE GÉNIE EN PRISE DIRECTE SUR LE RÉEL, DAVID SIMON N’A PAS SON PAREIL QUAND IL S’AGIT DE CHRONIQUER LA COURSE HOQUETANTE D’UN MONDE QUI TOURNE FOU. ENTRETIEN AU LONG COURS À L’HEURE OÙ PARAÎT ENFIN EN FRANÇAIS BALTIMORE, LIVRE-SOMME ET VERTIGINEUSE MATRICE DE SON CHEF-D’OUVRE ABSOLU, LA SÉRIE THE WIRE.

Fut un temps pas si lointain où un certain Sufjan Stevens, petit prince indé au génie quasi visionnaire, nourrissait le projet fou, avorté depuis, de rendre compte de ce grand corps insaisissable qu’est l’Amérique en consacrant un disque à chacun de ses Etats. Si David Simon cultive des affinités musicales légèrement plus roots que celui-là, il n’en dresse pas moins depuis quelques années, à sa manière toute réaliste, un état des lieux sans appel du pays de l’Oncle Sam à travers le portrait minutieux de quelques-unes de ses cités tristement emblématiques: Baltimore hier avec ses séries The Corner et The Wire, La Nouvelle-Orléans aujourd’hui par le biais de Treme.

Cette quête sans fin de vérité urbaine exsudant par tous les pores de ses fictions télé, on ne s’étonnera pas d’apprendre qu’elle prend sa source dans le passé journalistique du bonhomme. Au mitan des années 80, en effet, David Simon, fraîchement diplômé, travaille au sein de la rédaction du Baltimore Sun, le plus gros canard du Maryland, et nourrit bientôt un projet pour le moins ambitieux: suivre une année durant les inspecteurs de la brigade criminelle de Baltimore, cette ville  » qui a plus que son content de violence, de saleté et de désespoir« , comme il l’écrira par la suite.

Menée de janvier à décembre 1988, son enquête verra le jour trois ans plus tard sous la forme d’un livre-document mastoc, Homicide: A Year on the Killing Streets, qui trouve enfin le chemin de l’édition francophone en cette rentrée 2012 sous le titre Baltimore. « J’envisageais cette investigation comme une extension de mon activité de journaliste, se souvient Simon . Et, en effet, ça a fait de moi un meilleur reporter, un meilleur raconteur d’histoires également. J’ai commencé à appréhender certaines réalités d’une manière totalement différente. Jusque-là, c’est comme si je n’avais eu accès à la réalité de toute cette culture policière que par le trou de la serrure. Je voulais comprendre la façon dont les détectives pouvaient endurer les choses, réagir et man£uvrer dans ce monde où la violence n’a rien d’extraordinaire, où le meurtre relève de la plus pure normalité. Quel est le coût de cette confrontation continue à la violence en termes humains, et de quelle manière est-ce que cela peut affecter la psyché de la ville elle-même? Dans mon travail de journaliste, je n’avais pas accès à ces vérités-là. Et même si j’avais pu les approcher, c’est quelque chose qui n’aurait sans doute pas trouvé sa place dans un quotidien comme le Baltimore Sun. Je me devais d’embarquer avec ces hommes pour rendre compte de ce qu’ils vivaient concrètement au jour le jour.  »

Devoir d’enquête

Le livre, journal de bord à la construction exemplaire, explore chacun des aspects du crime à Baltimore -de la routine policière la plus triviale aux interrogatoires tendus, de l’autopsie du médecin légiste à la défense de l’affaire en justice- dans sa vérité la plus crue, déversant un flot d’histoires hallucinantes dont chacune, semble-t-il, pourrait faire à elle seule l’objet d’un roman entier. Toutes sont vraies, pourtant, matières brutes d’un tableau sans fard s’inscrivant résolument à rebours des idées reçues et des mythes télévisés.  » Les stéréotypes sont encore plus prégnants aujourd’hui qu’à l’époque, à tel point qu’on observe un effet Experts , comme on dit, gravement problématique pour la justice américaine. Les personnes désignées pour faire partie d’un jury s’attendent désormais à recevoir des preuves scientifiques irrécusables au cours de chaque procès. Mais ces preuves définitives n’existent que très rarement dans la réalité. Un enquêteur fait son boulot, parle aux gens, dégage un suspect, écoute les témoins et boucle son affaire de manière tout ce qu’il y a de plus low-tech. Et puis le dossier est porté au tribunal où les attentes du jury s’avèrent être complètement corrompues par les représentations massivement véhiculées par les fictions télévisées. Ce qui rend bien souvent très compliquée une condamnation qui mériterait pourtant indiscutablement de tomber.  »

Cette minutie documentaire revendiquée par le livre n’empêche pas Simon de poser une série de choix forts quant à son écriture, pas dénuée de sarcasme, ni d’ironie mordante. Enregistrant puis recrachant des faits saturés en informations diverses, le document-vérité aligne ainsi les aphorismes juteux et autres fulgurances existentielles – » Pour un sergent d’escouade, avoir Worden dans son équipe, c’est comme baiser: quand c’est bon, c’est incroyable, et quand c’est un peu moins bon, c’est toujours un sacré pied. » Et affiche, au passage, un sens du dialogue peu banal – » -Il a l’air coopératif, dit Kincaid. -Tu trouves? Moi je crois que cet enfoiré nous pisse dessus et qu’il essaie de nous faire croire qu’il pleut. »

Mieux, David Simon y fait le pari, osé, de rentrer dans la tête de ses divers protagonistes.  » Ecrit par un journaliste traditionnel, le livre serait rempli de citations, avec des tas de guillemets. De mon point de vue, cette façon de procéder crée une distance qui rend la narration elle-même pratiquement impossible. Ma méthode implique de faire le même travail de reporter -je vais trouver l’inspecteur untel et lui demande ce qui lui a traversé l’esprit à tel moment – mais la façon de le relater est tout simplement meilleure. Imaginez un pompier expliquant ce qu’il a vécu après être sorti d’un immeuble en feu et vous écrivez: «  »C’était chaud comme l’enfer quand le plancher s’est effondré » , nous a confié le pompier untel. » Ce sera autrement plus parlant si vous rentrez et marchez dans ce bâtiment avec lui. Pourquoi vouloir relater jusqu’à la plus basique des déclarations quand vous pouvez pénétrer les pensées de la personne? Ce n’est pas ce qu’on enseigne dans les écoles de journalisme, mais si j’étais moi-même professeur dans une de ces écoles, je dirais ceci: les citations ne sont pas vos amies. Si vous faites votre reportage, si vous écoutez ce que le type a à vous dire, si ça fait sens, s’il n’a aucune raison de mentir: laissez-le penser. La citation crée un mur entre ce qu’il vous dit et la réalité, ce qui me semble autrement plus artificiel que de choisir de faire fi de ce mur. »

Scènes de crime

On l’aura compris, David Simon développe déjà à cette époque un talent de conteur hors pair, qui s’épanouira pleinement par la suite dans les séries chorales, tourbillonnantes, qui naîtront de sa plume, de The Corner à Treme, en passant par Generation Kill. Toutes fictions qui plongent profondément leurs racines dans le terreau du réel: certains protagonistes hauts en couleur, ainsi que des pans entiers de Baltimore, se retrouveront ainsi, au gré de modifications plus ou moins sensibles, redistribués dans le grand puzzle narratif de The Wire.

Dès Baltimore, son écriture dépasse ainsi le simple récit objectif pour atteindre à une vérité humaine telle que révélée dans une tragédie antique. C’est là le tour de force de Simon: réussir à déployer toute l’ampleur d’un storytelling racé dans un cadre garant du plus grand respect des faits. Une manière de dire, aussi, que tout est question de regard.  » Dans le livre, il y a cette scène du crime de Latonya Wallace, sur laquelle nous sommes revenus à plusieurs reprises avec les détectives… Eh bien, un enchaînement d’événements singuliers s’est produit là-bas. D’abord, il y a ce dealer qui essaye de refourguer de la came à l’inspecteur Brown, un truc de fou sachant que Brown a vraiment tout du poulet. Ensuite, il y a cette apparition d’un énorme rat occupé à faire fuir un matou. La question est celle-ci: est-ce qu’un seul de ces détectives a pensé ne fut-ce que l’espace d’un instant qu’il pouvait y avoir dans ces événements quelque chose d’allégorique en rapport avec cet endroit où avait été abandonné le corps sans vie d’une jeune fille violée? Quelque chose qui semblait dire que tout était sens dessus dessous. En tant qu’écrivain, la connexion métaphorique entre ces incidents hors normes et une gamine innocente victime d’actes sexuels tout à fait contre nature, vous l’établissez. Mais où est la vérité là-dedans? Ma vérité n’était sans doute pas la leur. Parfois, j’ai embrassé leur point de vue, à d’autres moments mon regard d’écrivain a pris le dessus. Rien ne relève jamais purement des faits. »

C’est sans doute ce que suggère Richard Price quand, dans un avant-propos particulièrement inspiré à Baltimore, il écrit que David Simon est convaincu du fait que Dieu est un romancier de premier ordre. A moins, puisqu’on en est à évoquer le Saint Père, qu’il ne faille voir dans cet épisode l’illustration même de la devise de l’ancien bercail de Simon, le Baltimore Sun:  » Dieu est dans les détails. » Un véritable mantra, en tout état de cause, s’agissant du père de The Wire.  » Plus vous rassemblez de détails, meilleur sera votre travail. Et ce, que vous écriviez un article, un roman, un film ou une série… En définitive, ce qui apparaîtra dans votre histoire ne sera qu’une toute petite partie émergée de l’iceberg, mais le travail de fond est décisif.  »

Un homme en colère

Un travail de fond qui, chez David Simon, s’apparente bien souvent à l’exhumation de vérités qui dérangent. L’une des lignes de force traversant le livre, et qui, là encore, percolera plus tard dans The Wire, tient en effet à cet aveuglement propre au pouvoir, parfois plus occupé à combattre des chiffres qu’à s’attaquer au c£ur même des problèmes gangrénant le tissu urbain. Simon raconte:  » L’actuel gouverneur du Maryland, Martin O’Malley, était précédemment maire de Baltimore. A cette époque, il se vantait d’y avoir fait baisser le taux d’agressions armées de 40 %. Ce qui, je vous l’accorde, est un chiffre record. Et pourtant, le nombre de meurtres, lui, n’a baissé que de 8 à 10 % durant cette période. Qu’est-ce que ça signifie? Que soudainement les habitants de Baltimore sont devenus de bien meilleurs tireurs? Sérieusement? Ce qui s’est passé concrètement, c’est que cet homme avide d’ascension politique a fait passer le message de reclasser un maximum d’affaires. Par exemple, un type se fait tirer dessus mais aucune balle ne l’atteint: sommes-nous vraiment certains qu’il s’est fait tirer dessus? Après tout, on n’a trouvé aucune trace de balle: peut-être que la victime a pris peur, qu’elle a pensé que son agresseur tenait une arme alors qu’il avait simplement quelque chose dans la main. On ferait sans doute mieux de classer ça comme une simple agression. Autre exemple: un type rentre par effraction dans une maison et pique la chaîne hi-fi. Sommes-nous sûrs qu’il s’agissait d’une effraction? Ne s’est-il pas simplement retrouvé dans la maison sans y avoir tout à fait été invité? Et voilà comment un cambriolage était reclassé en simple vol.  »

C’est un fait, celui que d’aucuns n’hésitent pas aujourd’hui à surnommer « the angriest man in television » a l’art d’appuyer là où ça fait mal. A commencer par sa propre ville, donc, cité pavillonnaire à la dérive.  » Je suis un vrai Baltimorien, je suis totalement investi dans la ville et nourris un sentiment d’appartenance très fort à son égard. Vous savez, je hais la manière dont certains problèmes y sont occultés, je suis totalement opposé à une série de politiques fondamentales de la ville, et je ne me gênerai jamais pour l’exprimer, mais en aucun cas cela n’affecte mon ressenti profond par rapport à cet endroit. Souvenez-vous de cette formule dans les sixties: « America: love it or leave it. » Une manière de dire à ceux qui critiquaient le pays sur les questions des droits civiques: si vous n’êtes pas contents, allez voir ailleurs. What the fuck!?! Je n’irai nulle part. Moi je dis: c’est la merde, eh bien parlons-en! » Dont acte. l

BALTIMORE: UNE ANNÉE DANS LES RUES MEURTRIÈRES, DE DAVID SIMON, ÉDITIONS SONATINE, 937 PAGES. *****

RENCONTRE NICOLAS CLÉMENT À PARIS

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