À bout de souffle

à la tête du west music club, richard rousselet signe les tempos, indique les vagues et pointe les solos depuis 30 ans. © PHILIPPE CORNET

Disciple historique du Placebo de Marc Moulin, le trompettiste Richard Rousselet revisite avec la vingtaine d’instrumentistes du West Music Club le funky répertoire de ces seventies-là. Oui, le Big bande encore.

Un moment, on se demande s’il ne faudrait pas un méga chausse-pied pour caler les 21 musiciens -et leur dirigeant Richard Rousselet- sur la modeste scène du Magic Mirrors, Grand-Place de Tournai. Début mai, le cruel printemps automnal baigne un festival accueillant entre autres Al Di Meola, Jan Garbarek et Melanie De Biasio.  » Je l’ai eue comme élève au Conservatoire », sourit Rousselet lorsqu’on lui demande si la chanteuse ne s’apaise pas trop de son propre reflet. Rien de cela dans le West Music Club, collectif finalement installé sur le podium, en trois rangs derrière des pupitres à l’effigie d’un Marc Moulin jeune et rigolard. Période Placebo, groupe jazzo-funky avec lequel il va enregistrer trois albums marquants entre 1970 et 1974. Et qui, au-delà d’originaux amplement samplés, conservent un grigri désormais internationalement plébiscité. Rousselet précise:  » Si tu réécoutes les disques, ils comportent de petites imperfections. Mais si les enregistrements avaient le groove, Marc s’en foutait et passait au morceau suivant. Il plébiscitait les premières prises. »

Présentement à Tournai, la gourmande batterie du dernier rang laisse aux légions de cuivres et de bois le core business du big band, également garni d’une basse, d’un clavier et d’une guitare électrique. Sans oublier une flûte -seule féminité de l’ensemble- qui papillonne sur le vaisseau d’airain. On précède le concert via l’improbable exercice de soundcheck alors que le public s’assied déjà: la mise en son implique donc de tester individuellement chaque instru, ce qui -euphémisme- prend du temps. Rousselet, 79 ans à l’été, tempère son 220 volts interne, scrute, interrompt, encourage la moindre prise d’accord. Travail d’observation chirurgicale qui change lorsque les morceaux se mettent en ordre de marche pour jouer de commun: là, le même Rousselet se met à signer les tempos, indiquer les vagues, pointer les solos. James Brown faisant du Béjart minimaliste chez von Karajan. Mais que signifie donc ce généreux ballet des mains, torse et jambes, Richard?  » Il y a évidemment des conventions liées à certains gestes, mais l’idée est que l’orchestre donne le maximum, ce qui m’oblige à mouiller ma chemise. En fait, plutôt trois à chaque concert! Je ne te raconte pas le bonheur de diriger le West Music Club depuis 30 ans, avec des pointures auxquelles, à certains moments, je demande l’avis. Parce qu’ici, rien n’est magistral ou ex cathedra. »

Marc Moulin, époque Placebo, chercheur de groove.
Marc Moulin, époque Placebo, chercheur de groove.

Voilà donc l’histoire d’un big band créé à Leuze, en Hainaut occidental, en 1969. Initialement, il ramène de la région des musiciens le plus souvent amateurs, sous influence des grandes formations de Count Basie, Duke Ellington ou Glenn Miller. Une quinzaine d’années auparavant, Miller a fait l’objet d’un des premiers biopics au cinéma: dans le film d’Anthony Mann, l’immarcescible James Stewart interprète ce héros de la Seconde Guerre mondiale -où il meurt en 1944-, chef d’un orchestre magnifiant le jazz big band des prochaines Trente Glorieuses. Une façon de swinguer collectif qui va marquer le West et d’autres, en privilégiant les diableries cuivrées. Rousselet arrive dans le champ d’action en 1989:  » J’ai alors proposé aux musiciens de voir jusqu’où on pouvait aller trop loin. Un grand principe dans le processus de création. Pousser les musiciens, les solliciter, les motiver, les intéresser. Au départ, c’était juste des amateurs qui se réunissaient, puis le spectre, la géographie du recrutement se sont élargi alors que j’essayais de faire monter le niveau. Prof au Conservatoire, j’ai attiré des gens mais aujourd’hui encore, il y a dans le West Music Club, aux côtés des pros, un policier, un prof d’informatique, un dentiste et d’autres professions libérales. Avec ce principe qu’on accueille les gens sans audition: là, on a deux saxophonistes qui viennent aux trois répétitions par mois et qui apprennent et suppléent quand il y a un absent, tout en sachant qu’ils n’ont pas encore le niveau pour faire un concert. » Configuration genre Compagnons du Tour de France où l’apprentissage est le possible gage d’un futur en concert, sans obligation. Donc le West Music Club, c’est aussi des Flamands et des non-Hennuyers, auxquels les trois fois deux heures de répétitions mensuelles se terminent, fraternité belge oblige, par un drink offert à l’ASBL. Au bar du local d’Ath où Rousselet himself actionne la pompe  » et fait la vaisselle ». « Ici, le social et le musical sont indissociables. »

Titan

Le tout dans un volontariat quasi intégral. Avec un cachet pour l’ensemble du paquebot un rien au-delà des 2 000 euros, les musiciens ne sont généralement que défrayés pour leur déplacement et un minimum de sustentation. « On n’est pas ici pour l’argent mais pour avoir des projets. Mais il faut que les musiciens soient motivés. Parce que le jazz s’évapore au moment où il est joué, il est donc nécessaire de poser les jalons. » De là, l’option de l’album West Music Club Plays Placebo. Après une demi-douzaine de disques, voilà le big band de retour dans l’intimité de Rousselet avec un disque consacré au répertoire de son ex-formation. Le trompettiste a rencontré Marc Moulin au début des années 60 et a noué pendant une quinzaine d’années une aventure musicale commune.  » J’ai vraiment commencé à être sollicité en 1962, avec Marc Moulin d’ailleurs, pour jouer au meilleur niveau. En quartet puis en quintet, le jazz de la tradition. Il n’y avait pas beaucoup de trompettistes à l’époque en Belgique, donc le téléphone sonnait. J’ai joué dans toutes les combines des années 60 et puis à la fin de la décennie, Marc, curieux et intéressé de tout, s’est rendu compte qu’il y avait une nouvelle manière de jouer le jazz. Donc, sans changer les musiciens, il a voulu développer une autre musique. »

Des pros et des passionnés volontaires.
Des pros et des passionnés volontaires.

Seul feu Marc et peut-être un psy des notes pourraient déterminer si le lien fort entre Moulin et Rousselet n’est pas aussi le résultat d’un transfert. Celui d’une fascination du compositeur-radioman protéiforme -mort en septembre 2008- pour l’instru trompette et son empereur nègre toujours fantasmé, Miles Davis.  » On était des amis, il m’a fait confiance… », lâche Rousselet, quelques secondes flouté par la mélancolie. L’idée d’adapter Placebo, progresse lorsque l’un des musiciens du West, le bassiste-arrangeur Thomas Pechot, voit qu’il y a dans le combo de Moulin matière fertile à des aménagements pour big band. Ce grand timide se met aux partitions sur une douzaine de titres sélectionnés de commun avec Richard. L’exercice consiste à passer d’un univers créé à l’origine pour une demi-douzaine de musiciens à un format triple. Péchot: « À 20, il faut trouver de la place pour tout le monde, que chacun ait son petit moment et donc puisse développer les thèmes. Le but n’est pas de refaire la même chose mais d’ouvrir la musique. Et puis, en étant dans le West, je sais aussi ce que les solistes peuvent faire de cette musique, tout en essayant et corrigeant des choses en répétition, par exemple ces interventions à l’orgue Hammond. » Travail de titan qui consiste à retranscrire les Placebo initiaux et puis à les gonfler pour la superstructure big band. Soit  » respecter l’esprit audio comme écrit » tout en se ménageant des territoires nouveaux, élargis, dilatés. Des centaines d’heures de boulot au compteur. Rousselet:  » Le plus difficile a sans doute été de transposer le son de Placebo dans le son du West. Et de recréer le groove à 21 musiciens, ce qui est complètement différent de qu’il pouvait être à sept ou huit dans Placebo. Et puis évidemment, le sens de l’impro n’est pas le même. C’est une question d’espace disponible. Ou alors, on a beaucoup d’argent et on peut répéter des mois durant sur la matière musicale même, ou tout est fait collectivement, comme chez le Sun Ra Arkestra ».

Big Bang

Un big band en 2019? A priori, la proposition devrait rejoindre la pratique des gaines pour femmes et la télé noir et blanc: reliquats désuets d’une époque dispersée. Non, la réussite indéniable de l’album ( voir encadré) n’est jamais que l’appendice du live où Richard « James Brown ou White » Rousselet se dévisse les talons devant un parterre de musiciens ayant faim et soif de musique. Avec cette rythmique boulimique – » la basse et le charley »- en éternelle machine à groove, à Tournai comme dans une salle de répétition du Hainaut occidental. On ne va pas trop se projeter dans l’utopie communautaire, celle qui, des harmonies aux chorales, grave dans le ciment social une manière de vivre et de jouer ensemble. Mais il y a quand même de cela au West: la célébration de la musique, la gourmandise des cuivres et des autres, très loin de toute immixtion de commerce ou de -quelle blague- la rentabilité. L’échéance du West jouant Placebo, c’est bêtement le désir de faire danser les gens. Sans illusion de révolutionner la musique en large formation -celle qui va de Count Basie à Thad Jones- mais avec l’option – » exclusive pour l’instant de la part des ayants droit »- de jouer en big band belge la musique fine et funky de Placebo. Du coup, Richard rêve d’une soirée, par exemple à Flagey, rassemblant x formations belges honorant le sujet Moulin. Qui, les années jazz passant, ne cesse d’être revu et admiré. Alors quoi, le Bota, l’AB, Bozar, Flagey et les autres, on bouge?

West Music Club Plays Placebo: le 07/07 au Festival au Carré de Mons et le 15/11 aux Chiroux de Liège, www.westmusicclub.be

À bout de souffle

West Music Club Plays Placebo

Bouclé en trois jours fin 2018, cet album pointe à plus de 78 minutes via onze morceaux qui prennent leur temps: Only Nineteen fait 9 minutes 45 secondes. Rien en-dessous des cinq minutes dans cette sélection de Placebo reprenant les classiques Humpty Dumpty, Balek ou Dag Madam Merci. Au-delà des statistiques -21 instrumentistes dont six trompettes et cinq saxophones-, c’est bien la musique qui impressionne. D’une nature fluviale, le WMC est une sorte de Mississippi belge qui draine des affluents funky jetés dans le cousinage d’un jazz crevant de générosité. Sophistiqué au-delà des habitudes (rock), pouvant aussi dans l’hommage de Moulin à Norman Whitfield, N.W., rallier le grand jazz à des cuivres extatiques et une guitare idéalement électrique. Déjà l’un des albums belges de 2019.

Distribué par Igloo Records.

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