ROCK CAMBODGIEN, FUNK GHANÉEN, POP IRANIENNE OU SOUL ÉTHIOPIENNE: CES TRÉSORS MUSICAUX DES ANNÉES 60-70 SONT AUJOURD’HUI RECHERCHÉS SUR TOUS LES CONTINENTS PAR QUELQUES BAROUDEURS DU SON. RENCONTRE AVEC LES « DIGGERS », CES ARCHÉOLOGUES DU VINYLE.

Avez-vous déjà écouté du hard-rock indonésien, du funk ghanéen ou de la soul ivoirienne? Ne souriez pas, ces carambolages détonants existent bel et bien. On parle ici d’enregistrements rares des années 60-70, gravés sur des 33Tours aux pochettes bigarrées. Débusqués aux 4 coins du monde par des dingues du microsillon, ces vinyles font aujourd’hui l’objet de méticuleuses rééditions et compilations. Un phénomène de niche, certes, mais animé par une galaxie de labels indépendants et un essaim de sites Internet. Comme le rappelle l’Américain Zac Holtzman, fondateur du groupe Dengue Fever et amateur de rock cambodgien:  » La world music ne se résume pas à un groupe péruvien jouant El condor pasa à la flûte de Pan pour les touristes. » Sauvé de la poussière et de l’oubli, c’est ainsi tout un pan du patrimoine musical qui refait surface. Une véritable mine d’or. D’ailleurs, on appelle ces chineurs de sons des diggers, des « creuseurs « .

 » A l’origine de cet engouement, il y a un épuisement de l’imaginaire musical occidental « , estime Francis Falceto, spécialiste de la scène éthiopienne. C’est à cet érudit installé en Normandie et à sa série de disques Ethiopiques que l’on doit, entre autres, la redécouverte de Mulatu Astatke.  » Mon objectif est de sauvegarder et de faire connaître ces musiques mortes et enterrées« , résume celui qui se présente comme un  » disséminateur de groove« . Ce qui fait tourner les têtes de ces baroudeurs de la sono mondiale -une poignée d’Européens et d’Américains-, c’est la soif de sons inédits.

Et quand un de ces collectionneurs tombe sur une perle, c’est Noël sous les tropiques.  » Je viens de mettre la main sur le 3e album du groupe sénégalais Ouza et ses Ouzettes, se réjouit Paulo Goncalves, cofondateur de Superfly Records, étape parisienne obligée de ces aventuriers du son. C’est du funk latino mélangé à du mbalax. Je suis resté scotché. » L’Afrique est le principal terrain de jeu de ces chasseurs de trésors.

Installé à New York, l’Allemand Frank Gossner a débuté sa quête du Graal discographique il y a 6 ans. Cela a commencé par un vinyle du groupe ghanéen Pax Nicholas and The Nettey Family, dégoté dans l’arrière-boutique d’un disquaire de Philadelphie. Depuis, il parcourt l’Afrique de l’Ouest à la recherche de sonorités chaudes et décapantes.  » J’ai un réseau d’agents locaux, explique-t-il. Nous passons des petites annonces dans la presse et à la radio. Il faut beaucoup palabrer.  » Comme tous les diggers, Frank voyage seul. Les spécialistes ne révèlent ni leurs secrets ni leur prochaine destination. Sur place, chacun a sa technique pour toucher le jackpot.  » C’est un mélange d’intuition et d’opportunité, relève Paulo Goncalves. Un simple contact sur place et des heures de voyage: voilà comment j’ai découvert chez une dame à Bouaké, en Côte d’Ivoire, un stock d’un millier de vinyles. Mais cela n’a rien à voir avec du pillage. On contribue à mettre en valeur un patrimoine musical oublié et condamné à disparaître. » La filière africaine n’étant pas éternelle, certains étendent aujourd’hui leurs recherches à l’Asie, à l’Amérique du Sud et au Moyen-Orient. Avec, pour point de mire, la même période: l’âge d’or 1965-1975.  » On assistait alors à la conjonction de 2 mouvements, explique Eothen « Egon » Alapatt, dont le label californien Now Again vient de publier une compilation consacrée à la scène psychédélique indonésienne. D’un côté, l’apparition de formidables innovations musicales avec le funk de James Brown, le rock psychédélique de Cream ou la pop des Beatles, et, de l’autre, des régimes politiques qui accordaient plus de libertés à leurs populations. »

Comment ces musiques urbaines et occidentales ont-elles atterri au bout du monde? Le séjour du Nigérian Fela Kuti, le roi de l’afro-beat, aux Etats-Unis, en 1969, a été un relais déterminant en Afrique de l’Ouest, comme la tournée de James Brown au Nigeria, en 1970. Mais le rôle de  » pollinisateur  » a surtout été joué par les radios des bases de l’armée américaine établies à travers le monde. Résultat, les groupes locaux incorporent ces nouveaux rythmes à leur culture. Un métissage riche et intense.  » Toutes ces musiques semblent aujourd’hui très fraîches, car elles ont été enterrées assez rapidement après leur création, remarque Egon. Les Khmers rouges au Cambodge, le Derg en Ethiopie, les ayatollahs en Iran censurent ou détruisent ces disques. » Dans le même temps, la popularisation de la cassette et l’arrivée de l’électronique marquent la fin d’une certaine conception de la musique, moins humaine et organique, où les orchestres sont remplacés par des synthétiseurs.

Musique sans frontières

Une fois déterrées, ces pépites sont soigneusement dépoussiérées et rangées dans les discothèques personnelles, revendues sur eBay ou rééditées avec le souci de rétribuer les ayants droit. Avec Internet, la pratique est passée du stade de la simple curiosité au business féroce. Conséquences: spéculations, hausse des prix, raréfaction. Mais aussi vieilles gloires redécouvertes.

Ancien chanteur d’hôtel à Nassau, aux Bahamas, Frankie Zhivago, 72 ans, est passé du néant à la légende avec la récente réédition de son album The Age of Flying High, sorti en 1977.  » Il est tombé des nues quand il a tenu son disque entre les mains, raconte Paulo Goncalves. Il ne se souvenait même plus l’avoir fait. » Des histoires comme celle de Zhivago, les diggers en ont plein leurs étagères. Les Béninois du Tout-Puissant Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou parcourent désormais les festivals et enregistrent avec les jeunes rockeurs branchés de Franz Ferdinand. Figure de l’afro-beat, Ebo Taylor, 74 ans, goûte lui aussi à une nouvelle jeunesse.

Organiser de tels retours n’est pas simple mais il existe d’autres moyens de profiter de cette musique sans frontières. Aujourd’hui, de jeunes musiciens sous passeport européen, comme Badume’s Band, Imperial Tiger Orchestra ou Akalé Wubé, jouent de l’éthio-jazz, les Californiens de Dengue Fever et leur chanteuse cambodgienne ressuscitent le rock khmer, pendant que le collectif américain Fool’s Gold fait dans le syncrétisme dansant. La musique n’a pas fini de mettre le monde sens dessus dessous. l

TEXTE JULIEN BORDIER

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