LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE ACCUEILLE L’EXPOSITION KUBRICK CRÉÉE EN 2004 À FRANCFORT. D’INNOMBRABLES DOCUMENTS DE TRAVAIL PERMETTENT DE PLONGER DANS L’UNIVERS D’UN VÉRITABLE DÉMIURGE DU CINÉMA. VISITE GUIDÉE.

La qualité du sujet justifie assurément l’entorse à la règle: après avoir elle-même initié celles dévolues à Jean Renoir, Jacques Tati et autre Pedro Almodovar, la Cinémathèque française accueille, pour la première fois, une exposition itinérante. Encore ne s’agit-il pas d’un accrochage quelconque: créée en 2004 au Deutsches Filmmuseum de Francfort, et ayant voyagé depuis à Berlin, Gand et Rome notamment, l’exposition consacrée à Stanley Kubrick propose un regard pénétrant sur l’univers d’un cinéaste sans équivalent dans l’Histoire. Si sa filmographie ne compte « que » 13 films, ceux-ci ont eu un impact considérable en effet. Ce qu’un Steven Spielberg a su exprimer mieux que quiconque: « Kubrick a réalisé plus que des films. Il nous a proposé des expériences intégrales qui, loin de pâlir, gagnent en intensité à chaque vision. »

De cela, il suffit de revoir l’un de ses films pour s’en convaincre: de 2001 à Eyes Wide Shut, de l’infini à l’intime, l’artiste s’est employé à explorer un champ inépuisable. Non sans signer au passage plusieurs chefs-d’£uvre définitifs, donnant à divers genres leur émanation ultime, du film noir dans The Killing à l’épouvante dans The Shining, en passant par la SF, et d’autres encore dont, naturellement, le film de guerre -l’univers de Kubrick est aussi celui du chaos, indissociable de l’humain, tiraillé entre des aspirations antagonistes. De l’avis de Jan Harlan ( lire notre portrait page 44), le beau-frère du cinéaste, et le producteur exécutif de l’ensemble de ses films à partir de Barry Lyndon, il ne faut d’ailleurs pas chercher ailleurs la raison de l’intérêt que porta Kubrick à Napoléon, à qui il caressa pendant de longues années l’espoir de consacrer un film ( lire par ailleurs): « Napoléon constituait l’exemple parfait du fait qu’un immense génie et un idiot peuvent cohabiter en une seule et même personne. Son expérience nous montre comment nos émotions sont susceptibles de prendre le dessus sur notre intellect et nos compétences, un jugement dont Kubrick ne s’excluait d’ailleurs nullement. Lorsque je lui demandais ce dont il avait peur, il me répondait craindre d’être rattrapé par ses émotions -notre faiblesse à tous. »

Approche extensive

La portée de l’£uvre est telle qu’il serait illusoire de vouloir la circonscrire en une exposition. Cela posé, le parcours imaginé par Hans-Peter Reichmann au départ des documents de travail des Archives Stanley Kubrick, à Londres, s’avère en tout point remarquable. Et ajoute à la volonté de quasi exhaustivité -la somme de matériel réunie est rien moins que bluffante-, celle d’une approche extensive, permettant de mieux appréhender les intentions narratives et techniques d’un créateur visionnaire, un authentique démiurge du Septième art.

Répartie sur 2 niveaux, l’exposition remonte la filmographie de Kubrick dans le respect de la chronologie. De quoi apprécier son cheminement créatif, mais aussi le degré d’implication du cinéaste à chaque étape de la réalisation d’un film (à croire que l’expression « sens du détail » a été inventée pour lui). Ce sont tout d’abord les courts métrages que l’ancien photographe de Look tourne à partir de 1951 et Day of the Fight, autour du combat devant opposer Walter Cartier à Bobby James. Et ensuite les premiers longs: Fear and Desire, réalisé en 1953, et qu’il devait promptement rejeter – « Fear and Desire n’est pas un fillm dont je garde une quelconque satisfaction, si ce n’est celle de l’avoir fini »-, bientôt suivi de 2 incursions dans le film noir, Killer’s Kiss, filmé clandestinement dans les rues de New York, et The Killing, sommet absolu du genre, et un film modeste en apparence, mais annonciateur de l’£uvre à suivre. Passionnants, les documents rassemblés font également le bonheur des amateurs d’anecdotes. On découvre par exemple l’exemplaire du scénario de Killer’s Kiss (baptisé pour la circonstance Along Came a Spider) que Kubrick s’adressa à lui-même, le cachet de la poste valant copyright…

Rêves de cinéma

A compter de Paths of Glory, qu’il tourne en 1957, la matière se fait plus abondante, attestant de la somme de travail consacrée à la préparation minutieuse de chaque film, en sus du soin et du génie présidant à leur réalisation. Plans de travail, photos de tournage, correspondance, scénarios, mémos, indications techniques, estimations financières, coupures de presse, il y a là un matériel considérable, permettant de pénétrer dans l’envers du décor. L’univers de Kubrick s’y déploie, plus captivant que jamais, alors que s’étoffe le portrait d’un artiste dont le perfectionnisme n’était certes pas une légende. Complètent cette approche différents accessoires (le kit de survie de Dr. Strangelove, la hache de The Shining…), costumes et autres maquettes qui conduisent le visiteur, kubrickologue averti ou profane, de Spartacus en Lolita; de Dr. Strangelove en 2001; de A Clockwork Orange en Barry Lyndon; de The Shining en Full Metal Jacket, et enfin en Eyes Wide Shut. A quoi s’ajoutent, et ce n’est certes pas l’aspect le moins intéressant de l’exposition, différents témoignages d’un génie technique mis à l’épreuve des situations les plus diverses sans jamais être pris en défaut, qu’il s’agisse d’éclairer à la bougie les scènes d’intérieur de Barry Lyndon ou d’imaginer le procédé du slit-scan pour 2001 -inventions techniques qui bénéficient en sus d’une salle autonome en fin d’exposition.

D’autres sont consacrées aux projets inachevés de Kubrick, dont l’un, A.I. , fut finalement mis en scène par Spielberg. Aryan Papers et Napoléon resteront, pour leur part, de beaux rêves de cinéma. Si Kubrick obtint, de haute lutte, le contrôle du temps qu’il entendait consacrer à chacun de ses films, il ne put pour autant se soustraire à l’entièreté des aléas de la production. Portant sur le ghetto de Varsovie, Aryan Papers fut ainsi abandonné lorsqu’il apparut que Schindler’s List de… Spielberg le précéderait dans les salles. Quant à Napoléon, le projet souffrit de l’échec du Waterloo de Bondartchouk, qui dissuada les studios de s’engager plus avant dans l’aventure, alors que Kubrick y avait consacré des années de travail (recherches, et écriture d’un scénario), dont on peut ici prendre la mesure, tout simplement impressionnante.

Introduction idéale à l’univers de Kubrick doublée d’un moment de pur plaisir cinéphile, l’exposition invite, au-delà, à jouer les prolongations en se replongeant dans la filmographie du cinéaste new-yorkais. Douze ans après sa mort, l’odyssée de Stanley Kubrick ne semble pas sur le point de prendre fin…

u CINEMATHÈQUE FRANÇAISE, RUE DE BERCY, PARIS, JUSQU’AU 31 JUILLET.

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À PARIS

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