Serge Coosemans

Voyeurisme, nouveau journalisme, lynchage virtuel: Gay Talese, le vieux qui marchait dans la merde

Serge Coosemans Chroniqueur

Depuis 15 jours, Gay Talese, l’un des pionniers du nouveau journalisme à l’américaine, aujourd’hui âgé de 84 ans, est au centre d’une monstrueuse tempête sur les réseaux sociaux. Il y a deux raisons à cela: des commentaires un brin machistes lors d’une conférence, suivis de la publication d’un article incroyable, qu’il a mis 30 ans à écrire, sur un motel tenu par un voyeur, dont il aurait même été complice. Serge Coosemans raconte et commente; bref, ça carambole sec dans ce Crash Test S01E32.

Gay Talese, 84 ans, est, avec Tom Wolfe, une grande figure, un pionnier et un pilier du « nouveau journalisme » américain des années 50/60, aujourd’hui toujours actif. Un monument du genre, célèbre pour ses élégants portraits de célébrités (Frank Sinatra, Joe Di Maggio, Charles Manson…), son attrait pour les marginaux et les sujets interlopes ainsi que The Neighbor’s Wife, son livre sur le sexe paru au début des années 80. Depuis ce mois d’avril 2016, Gay Talese est aussi au centre de l’une de ces massives « shitstorms » dont Twitter a la dégueulasse habitude. Tout est parti d’une conférence à Boston, il y a une quinzaine de jours, où à la question des femmes journalistes l’ayant inspiré, Talese répondit qu’il n’y en avait aucune, avant d’embrayer sur des commentaires un rien machistes, bien que pas forcément totalement dénués de sens. Certain(e)s obsédé(e)s des questions de genre ont pris ça pour une offense majeure et le cirque de la justice de réseau social s’est emballé: Talese a été accusé d’être une idole décevante, un vieux type hors du coup, un grand journaliste mais un tout petit monsieur du New Jersey, etc. Il s’est vaguement justifié et s’est encore plus vaguement excusé mais alors que les blogueurs, éditorialistes, twittos et autres adeptes de la sodomie de moucherons n’avaient pas fini de le lyncher, voilà qu’était publié son dernier article, titré The Voyeur’s Motel, dans le numéro du New Yorker daté du 11 avril. Re-bombe! Re-scandale! Et, surtout, inondation de sueur sur les claviers de tous ceux et celles qui peuvent se sentir concernés par l’éthique journalistique, la déontologie, le nouveau journalisme, son éventuelle mort, le fact-checking, la non-fiction, le documentaire littéraire, la vérité, le mensonge, la complicité criminelle, Hollywood, etc.

Le papier en question (ici en intégralité) est incontestablement énorme, 15 pages hallucinantes qui annoncent en fait un nouveau bouquin de Talese, prévu pour le 12 juillet. C’est l’histoire de Gerald Foos. Dans les années 60, ce dernier a acheté un motel à Aurora, une ville du Colorado proche de Denver, dans l’unique but de mater les relations sexuelles d’une clientèle à son insu sélectionnée pour loger dans des chambres aux fausses grilles de ventilation donnant sur un grenier secret aménagé en poste d’observation. Foos n’était toutefois pas qu’un banal voyeur, c’est aussi quelqu’un qui entretenait quelques illusions de grandeur. Il était notamment persuadé qu’en espionnant la sexualité de ses clients, il parviendrait à publier une étude sociologique qui ferait date. Le problème, c’est que Foos n’était pas un observateur et encore moins un narrateur fiable. Dans ses notes, il s’est souvent trompé dans les dates et pas de quelques jours, carrément souvent d’années. Parce qu’une majorité de ses clients pratiquait l’acte sexuel dans le noir ou sous les draps, il s’est aussi pas mal ennuyé, ce qui laisse penser qu’il a peut-être bien inventé les anecdotes les plus marrantes, parlantes et excitantes de ses notes, afin d’en gonfler l’éventuelle valeur. Foos avait beau mater sa clientèle avant tout pour son plaisir personnel, il ne perdit en effet jamais l’espérance d’être un jour publié. Mais il était conscient de ses limites est c’est bien pourquoi, au début des années 80, il contacta Gay Talese, qui venait de publier The Neighbor’s Wife et lui semblait l’auteur idéal pour l’aider à mettre en forme ses idées, ses notes et ses journaux. Il lui fit toutefois signer un contrat l’empêchant de divulguer son identité réelle et Talese, qui s’est toujours fait un point d’honneur à ne citer les gens que sous leurs véritables identités, refusa dans un premier temps d’apporter son aide au projet. Mais le journaliste était néanmoins intrigué. Très intrigué. Au point de lui-même se retrouver dans le fameux grenier secret en compagnie de Foos à regarder une femme pratiquer une fellation à son compagnon.

Voyeurisme partout, fact-checking nulle part

Depuis que l’article a été publié, c’est cette scène qui fait le plus jaser. On accuse Gay Talese de complicité avec le voyeur, d’avoir lui-même succombé au voyeurisme, de ne pas avoir rapporté à la police des faits illégaux, et ce sur une période incroyablement longue, Foos ayant exploité ce motel des années 60 à 1995, en plus d’envoyer avec régularité des notes à Talese de 1980 à 2013. C’est dans cette correspondance que Foos a aussi confessé avoir provoqué un meurtre. En 1977, il aurait balancé aux toilettes toute la marchandise d’un dealer qui logeait dans son établissement. Quand celui-ci est revenu dans la chambre, ne trouvant plus sa drogue, il s’est mis à accuser sa copine de l’avoir volée. S’en est suivi une dispute, à laquelle Foos aurait assisté à partir de son grenier secret et durant laquelle le dealer aurait fini par étrangler la fille, avant de disparaître dans la nature. Foos maintient qu’avant de redescendre de son point d’observation, la fille respirait toujours. Il n’aurait donc pas donné l’alerte, surtout par peur de trahir son propre secret. Quelques heures plus tard, quand la femme de ménage a voulu entrer dans la chambre en question, la fille était toutefois morte. Quelques années après les faits, Foos l’a raconté à Talese et là non plus, le journaliste n’a pas moufté. Ce n’est même que bien plus tard qu’il a décidé de vérifier si ce meurtre avait réellement eu lieu mais il n’en a pas retrouvé la moindre trace dans les archives de la police d’Aurora. Il n’a pas non plus l’air d’avoir longtemps cherché, il faut bien l’admettre, et pour le coup, les justiciers de réseaux sociaux qui l’accusaient en début de mois de misogynie et de petitesse humaine ont littéralement explosé d’indignation. En quelques jours seulement, Gay Talese est assurément devenu l’Emmanuel Goldstein de ce mois d’avril 2016; ce personnage du 1984 d’Orwell que le bon peuple est obligé de haïr deux minutes par jour.

Jeudi 14 avril 2016, on apprenait encore que les droits de The Voyeur’s Motel venaient d’être acquis contre un million de dollars par Dreamworks, la boîte de Spielberg, et que c’est a priori Sam Mendes qui devrait se coller à l’adaptation cinématographique d’un article en fait carrément calibré pour Hollywood. C’est que le nez dans les débats scrogneugneux sur l’éthique, le nouveau journalisme, le fact-checking, l’éventuelle complicité criminelle du journaliste et les hallucinants 30 ans de silence tenus avant d’aboutir à un bouquin, beaucoup oublient que The Voyeur’s Motel est en fait drôlement bien pensé, drôlement bien torché, fonctionnant selon une très belle mécanique narrative. Un peu trop belle, d’ailleurs. Moi, je suis de la génération Timisoara/Desert Storm. Je me méfie de tout, absolument de tout, ce qu’on essaye de me faire tenir pour vrai. The Voyeur’s Motel est une lecture immensément plaisante et plaisamment choquante mais comme pour certains documentaires de Werner Herzog et le Yucca Mountain de John d’Agata, il faut garder à l’esprit que le récit n’est sans doute pas complètement dénué de (grosses) carabistouilles. C’est trop parfait: le sujet borderline qui questionne la moralité de chacun, avec pour cadre une époque dont tout le monde est censé avoir la nostalgie (1960-1995), qui débute dans le rire, passe au lugubre et finit par une critique de la télé-réalité et de la surveillance d’état (1). C’est un article malin, touffu, qui éclabousse la moralité et la pudibonderie de l’époque, qui convoque de grandes obsessions contemporaines, mais qui est aussi une page blanche que chacun interprète à sa façon. Sam Mendes n’en fera certainement pas le même film que ce celui qu’en auraient tiré les frères Coen, PT Anderson ou Alan Ball et moi, je dois bien avouer que j’y vois surtout du Groland, que j’espère même que c’est du Groland. C’est-à-dire un coup juteux réussi par deux vieillards lubriques qui parviennent à rendre dingues les tablées d’imbéciles moralisateurs d’un Internet qu’ils méprisent. Bien sûr, ça, ça en dit plus sur moi que sur eux. Mais servir de bain révélateur, n’est-ce pas le propre de ce genre de polémiques? N’est-ce pas le propre des oeuvres pleinement réussies, surtout? Et peu importe qu’elles soient ou non fictives…

(1) Gerald Foos, aujourd’hui âgé de 81 ans, a finalement accepté en 2013 que Talese écrive son histoire en utilisant son véritable nom, notamment parce qu’il dit considérer que regarder les relations sexuelles des gens à leur insu est beaucoup moins grave que tout ce que s’autorise la NSA. Un avis qui n’est pas partagé par tous puisque Gerald Foos aurait la semaine dernière commencé à recevoir des menaces de mort de la part d’anciens clients.

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