Toutes les familles sont psychotiques

David Vann, romancier passionné de navigation, meurtri par un héritage familial douloureux. © Philippe Matsas/Reporters
Anne-Lise Remacle Journaliste

Dans le crépusculaire et bousculant Un Poisson sur la Lune, le romancier américain David Vann met à nu les derniers jours de son père avant son suicide avec, en toile de fond, son incapacité à s’enraciner sereinement dans sa famille et dans le monde. Rencontre.

Né sur l’île d’Adak (Alaska), David Vann a été découvert grâce à l’ultratroublant Sukkwan Island (Prix Médicis 2010). Depuis, ce romancier âpre, féru de navigation, n’a de cesse de passer à travers le filtre de la fiction un héritage familial douloureux, transpercé de morts brutales. De l’engluement d’un projet de construction de cabane (Désolations) à une partie de chasse où la proie change brutalement de camp (Goat Mountain) en passant par un huis clos où tout un clan est gangrené par sa part obscure (Impurs), ses romans sont autant de tragédies contemporaines peuplées d’êtres mus par des pulsions toxiques. Dans Un Poisson sur la Lune (1), il revient de façon plus réaliste au mythe originel – la fin programmée et choisie de son père Jim Vann -, faisant tomber les masques romanesques qu’il avait posés sur cette histoire dans Sukkwan Island.

Votre nouveau roman fonctionne comme un compte à rebours: nous anticipons bien le geste fatal, mais nous ne savons pas quand il arrivera. Comment avez-vous géré l’aspect rythmique du texte?

J’écris toujours sans plan précis. Je garde seulement à l’esprit qu’il faut que le récit se déroule sur seulement quelques jours. Je pense toujours au roman comme à l’art du retard, ce genre qui s’efforce toujours de ne pas arriver à un certain point. Dans Un Poisson sur la Lune, mon père déjoue les attentes: il écourte sa visite chez ses parents, ne peut tout simplement pas supporter d’être là. Cela a été mon métronome. Un des amis de mon père dit de lui, dans le livre: « C’était un bon élève et il n’a jamais manqué de terminer un plan » et ça vaut aussi pour le fait de se tuer. Dans ma propre vie, j’ai toujours eu un mal fou à ne pas me conformer à une façon de faire, à ne pas aller trop loin juste parce que c’était prévu. Donc je ressens aussi cette impulsion-là, heureusement pas jusqu’aux mêmes extrémités que lui.

Où avez-vous trouvé l’inspiration pour la scène qui donne son titre au roman, celle d’un flétan qu’on envoie sur la Lune et qui se met à voler avant de retomber?

J’ai littéralement suivi les impulsions de Jim qui, à ce moment-là de l’histoire, est dans une phase maniaque et cherche à tout prix un sens à ce qu’il fait là, parmi les autres humains. Cette quête est vraiment centrale dans le livre. Le flétan est bien adapté à devenir un astronaute et Jim voudrait, lui aussi, savoir pour quel type d’activité il serait lui-même ajusté. La scène, quand elle m’est venue, m’a aussi surpris pas son étrangeté. Cette anecdote d’un poisson sur la lune, je voulais même écrire tout un livre là-dessus il y a des années et ça n’est jamais arrivé, mais elle s’est frayé seule son chemin jusqu’à ce nouveau roman.

Le suicide de mon père est devenu le pivot central dans ma famille.

Avec Un Poisson sur la Lune, vous nous révélez de façon plus réaliste et précise ce qui est vraiment arrivé juste avant la mort de votre père, tandis qu’en 2010, Sukkwan Island présentait une version alternative des faits. Avez-vous eu l’impression de terminer un cycle?

Tous mes livres forment clairement un ensemble à l’exception d’Aquarium qui n’a rien à voir avec ma famille ou la religion. Je pense bien qu’Un Poisson sur la Lune sera le dernier sur mon père… Je ne peux pas m’imaginer écrire davantage sur lui de façon directe. Son suicide est devenu le pivot central dans ma famille, c’est donc impossible de s’en échapper complètement. J’ai un nouveau roman en route, Komodo, au sujet de ma relation avec ma soeur et de sa colère concernant mon divorce, notamment. Et c’est en partie dû à la mort de notre père, et on pourrait en dire autant de bien des éléments de nos vies. Donc, bien entendu, il devait également être mentionné dans ce livre, sinon ça n’aurait aucun sens. Jusque-là, je n’avais jamais amorcé de narration qui cherche vraiment à comprendre sa fin mais désormais, après 39 ans, c’était important de donner à lire ce que lui vivait et ce qui l’affectait.

Etait-ce important pour vous de ne pas embellir son geste, de le restituer dans toute sa brutalité? Dans ce livre, Jim est tout sauf un personnage aimable…

C’est tout à fait vrai. Et pourtant, il est plus aimable dans la version finale que dans l’originale. Mon éditeur et mon agent ont tous les deux contesté ma volonté: ils souhaitaient qu’on puisse au moins l’apprécier un peu. Il avait des moments plus pathétiques avant que je doive opérer des coupes. Je me sens frustré d’avoir dû faire ça parce que je souhaitais ne rien cacher. J’ai écrit un livre sur une tuerie de masse dans une école, Dernier jour sur Terre, et dedans, l’épuisement sexuel faisait partie des causes des meurtres puis des suicides des tireurs. Et cette habitude d’aller voir des prostituées avant d’en finir semble plutôt répandue chez les hommes. Cela fait d’une certaine façon partie de leur haine de soi, de leur distanciation et de leur épuisement au point de lâcher la barre. C’est cependant un de ces moments-là qu’a censuré mon éditeur: la première prostituée qu’allait voir mon père à San Francisco était mineure. Pour moi, il s’agit d’un livre féministe. En décrivant son comportement et en montrant combien c’était malsain, je cherchais à montrer avec honnêteté quel type de regard les hommes portent sur les femmes. Je n’ai en tout cas jamais imaginé le changer à cause du mouvement #MeToo mais il se pourrait que ça ait pu rendre les éditeurs nerveux. Pour moi le mouvement devrait consister à exposer aussi ce qui se passe et on ne devrait donc pas y mettre de barrières, sinon, ça marquerait un constat d’échec.

On use de plus en plus de trigger warnings (NDLR: avertissements) lorsque des scènes de violence ou d’harcèlement sexuel interviennent dans des oeuvres de fiction. Est-ce important pour vous d’être protecteur envers votre lectorat?

Non, je ne m’en soucie jamais. Je trouve l’idée de devoir écrire des livres qui vous feraient vous sentir bien plutôt stupide. Ou un truc de pur marketing. Notre tradition littéraire n’a jamais été construite sur cette base. Si on écrit à partir de sa propre expérience, d’une façon qui n’est pas faussée, on atteint une couche d’humanité qui entre en résonance avec d’autres personnes. La tragédie a tout à faire avec notre horreur. La littérature est un espace sûr depuis lequel observer ces phénomènes qui, dans la vraie vie, pourraient être terrifiants.

(1) Un Poisson sur la Lune, par David Vann, Gallmeister, 288 p.
(1) Un Poisson sur la Lune, par David Vann, Gallmeister, 288 p.

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