Serge Coosemans

Tout ce qui va merder en 2017 se trouve déjà dans un bouquin de 1952

Serge Coosemans Chroniqueur

Après Children of Men, V for Vendetta, Orange mécanique, Black Mirror, 1984 et Le Meilleur des mondes, voilà que Fight Club devient une référence culturelle à systématiquement placer dans un article politique expliquant l’actualité. C’est à la fois très fainéant et déjà un sport, estime Serge Coosemans, dont voici le Crash Test S02E15; premier d’une année qui ressemble déjà fort à une dystopie de 1952.

Alors voilà, Fight Club serait redevenu facho ou presque. Ça lui était déjà arrivé à la sortie du film, en 1999, quand la scène du savon pour riches fabriqué à base de déchets de liposuccions volés dans les poubelles des cliniques de chirurgie esthétique lui avait valu une accusation d’hommage à la façon des nazis de produire du savon à base de graisse de cadavres. L’agitation médiatique retombée, Fight Club était toutefois redevenu ce qu’il est vraiment: une comédie cynique et violente, politiquement décousue, noire, morveuse, pas tout à fait réussie mais franchement culte. Aujourd’hui, c’est Slate qui rattache à nouveau Fight Club à l’extrême droite. Dans un petit article publié il y a une quinzaine de jours, la version française du site n’hésite carrément pas à avancer que le bouquin de 1996 de Chuck Palahniuk et son adaptation au cinéma par David Fincher 3 ans plus tard permettent « de comprendre tout ce qui a merdé en 2016 ». Signé Jean-Laurent Cassely, le papier résume en fait une autre chronique, cette fois publiée par Sam Jordison dans The Guardian et cette version anglaise est un poil plus nuancée que son adaptation frenchie. Pour Jordison, les « sombres fantaisies » du romancier « sont bien devenues une réalité encore plus sombre » mais il n’oublie pas d’ajouter que ce n’est que son avis et qu’on peut en fait lire et retenir de Fight Club à peu près tout et son contraire.

« Le roman et son adaptation introduisaient une atmosphère de « masculinité ultraviolente » qu’on pouvait lire à l’époque comme satirique », estime donc très personnellement Jordison. Avec l’avènement des nouvelles droites extrêmes, du populisme macho à la Donald Trump et de l’idiotie décomplexée à la Nigel Farage/Boris Johnson, il n’y aurait toutefois plus de quoi rire. C’est que Fight Club est un roman et un film où des « jeunes hommes blancs aliénés » se prennent en main pour mener leur révolution armée et ainsi reprendre leur destin à la société gnangnan déclinante. Et il est en fait assez documenté que le bouquin et le film sont pris très au sérieux dans la fachosphère. Les laïus illuminés du personnage de Tyler Durden y sont considérés au premier degré. « Snowflake » (« flocon de neige »), l’une des grandes insultes droitières américaines du moment, sorte d’équivalent au « bobo bisounours » de nos régions, est tirée d’une ligne du roman; dont la charge anticapitaliste préfigure par ailleurs certains discours politiques actuels bien réels. C’est déstabilisant, nous dit Slate, parce que si Fight Club est généralement perçu comme corrosif, anarchiste et pop, « un manifeste révolutionnaire ou un pamphlet social », avec le recul, il faudrait éventuellement « bien reconnaître que Tyler Durden évoque plus aujourd’hui une figure comme Alain Soral que, disons, Frédéric Lordon ou Jean-Luc Mélenchon. »

Le scoop avarié, ce nouveau sport

Quel putain de scoop, j’ai envie de dire. Comme si ce n’était précisément pas là le message même du film. Attention, spoilers: dans Fight Club, Tyler Durden n’existe pas. C’est juste un mélange d’ami imaginaire du narrateur interprété par Edward Norton et de version fantasmée du mâle alpha qu’il désire devenir (le choix de Brad Pitt dans le rôle est tout sauf fortuit). Autrement dit, une sorte d’avatar. Le personnage de Norton est plutôt effacé, plutôt victime, plutôt taiseux, en fait carrément anonyme, mais dès qu’il s’imagine être Tyler Durden, c’est basta le politiquement correct. Il baise, cogne, brille et tient des discours fiévreux et exaltés d’Adolf Hitler de secteur tertiaire. Des discours que certains vont juger émancipateurs, révolutionnaires, pertinents et prophétiques mais qui peuvent aussi être vus comme volontairement caricaturaux, bêtement trollesques et très décousus. Ce qui est mon cas. Parce que je ne pense pas que Fight Club soit avant tout un manuel révolutionnaire, un appel au sabotage des institutions et un pamphlet machiste. De mon point de vue, c’est principalement une oeuvre très nihiliste. L’histoire d’un type qui se suicide après avoir tenté de donner un sens glorieux à sa vie en essayant toutes sortes de solutions extrêmes pour tenter de guérir son mal-être existentiel, y compris la schizophrénie, le fascisme et le terrorisme. Fight Club est volontairement ambigu et provocateur mais ne conte pas moins fondamentalement un échec, la chronique d’une mort annoncée, le broyage d’un inadapté social.

Bref, je ne suis pas d’accord avec Slate et The Guardian. On peut parler de Fight Club comme d’un film, à l’instar d’Orange mécanique, devenu bizarrement culte dans les milieux d’extrême droite mais on ne peut pas utiliser la référence pour tenter d’expliquer le trumpisme. Je pense même qu’il faut carrément arrêter de transformer Fight Club, Children of Men, V for Vendetta et autres Black Mirror en nouvelles tartes à la crème de la référence pop à placer dans un article politique, comme on le fait depuis des années avec 1984, Le Meilleur des mondes, Mad Max et Orange mécanique. Bien sûr, il est incontestable qu’avec Trump, le Brexit et le populisme crétinoïde de droite comme de gauche, on entre dans une sorte de cauchemar dystopique dont il existe depuis des années des milliers de variations au cinéma et en littérature. Pour nous expliquer tout ce qui va merder en 2017, il traîne très certainement un bouquin de 1952 ou un film de 1975. C’est intéressant à retrouver, à lire ou à relire, à voir ou à revoir, à conseiller même, mais c’est par contre totalement feignasse d’utiliser ça en guise de ponctuation culturelle au moment de résumer une réalité politique et/ou sociale complexe. Dégotter avant les autres une oeuvre fictionnelle aux vertus soi-disant prophétiques devient pourtant un véritable sport pour le pigiste/chroniqueur. Qui reste par contre bien souvent incapable de conseiller des sites et des bouquins irréprochables qui analysent vraiment ce qui se passe, soit dit en passant. Dumb & Dumber, le titre de film qui explique tout ce qui merde dans les médias depuis 20 ans.

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