Spinoza, notre contemporain absolu

L'écologie a mis à mal des idées dominantes de la philosophie moderne. © paul souders/biosphoto

La philosophe Blandine Kriegel, professeure des universités et ex-présidente du Haut Conseil à l’intégration en France, publie un livre sur le grand penseur du xviie siècle. L’occasion de lui demander en quoi sa philosophie, un temps reléguée aux marges, est plus que jamais actuelle.

Après le siècle des Lumières qui l’adulait, Spinoza a connu une éclipse durable ; il a été mis relativement hors jeu, puis il est devenu le grand réserviste de la République philosophique. Admiré, mais tenu à l’écart, jamais mainstream et toujours middlestream, il a incarné une autre voie, un potentiel chemin de traverse, une alternative inexplorée. Heureusement, depuis quelques années, sa relégation a pris fin. Comme en témoignent les colloques et les émissions qui lui sont consacrés dans les deux hémisphères, Spinoza est même à la mode. Cité, invoqué, célébré dans un nombre croissant de publications, il acquiert une centralité inédite. A l’occasion de la sortie du livre événement, Spinoza. L’autre voie, de la philosophe Blandine Kriegel, Le Vif/L’Express a cherché à comprendre les raisons de l’engouement spinoziste.

Comment expliquez-vous l’intérêt soudain et international de la communauté culturelle pour Spinoza?

Baruch Spinoza (1632 - 1677) était hollandais, issu d'une famille juive marrane appartenant à la communauté portugaise d'Amsterdam.
Baruch Spinoza (1632 – 1677) était hollandais, issu d’une famille juive marrane appartenant à la communauté portugaise d’Amsterdam.© whiteimages/leemage/afp

Ce que Frédéric Lenoir a appelé justement le « miracle Spinoza » mérite en effet des explications. A côté de l’école française récente des études spinozistes (Jacquet, Macherey, Moreau, Ramond, Pautrat), qui en a renouvelé l’approche, se sont développées les études européennes et américaines, tandis que la jeune génération s’est mise à lire Spinoza sur Internet. Comment le comprendre? Un ensemble de raisons ont récemment convergé: d’abord peut-être, l’intérêt des scientifiques. Naguère, des astrophysiciens (Einstein), des mathématiciens (Cantor, Cavaillès), des psychanalystes (Freud); aujourd’hui, des neurophysiologistes (Atlan, Changeux, Damasio) se rapprochent de ses conceptions: dans l’ordre, Dieu et la nature, l’infini, les affects, les rapports de l’âme et du corps. Ensuite, le renouveau de la philosophie politique, qui s’interroge sur la démocratie et les rapports entre religion et politique, à l’âge de la mondialisation. Car Spinoza, n’en déplaise à ses détracteurs qui voient en lui un médiéval, est l’un des grands penseurs modernes de la démocratie et de la sécularisation. Pour lui, la religion ne doit pas être une puissance et « Aime ton prochain comme toi-même » est un fondement de la république moderne.

Vous évoquez la quête d’une « nouvelle philosophie »…

Oui, et c’est peut-être la raison essentielle du retour à Spinoza: l’essoufflement de la voie principale de la philosophie moderne, la philosophie du sujet, de Descartes à Kant et à ses successeurs. Elle faisait de l’homme un être de culture, exilé de la nature qui devait en devenir maître et possesseur. Elle séparait le savoir de la morale, elle hiérarchisait l’âme et le corps et préparait, chez certains, un passage à la démiurgie: l’homme fait place au surhomme, Dieu est mort, la seule histoire est celle de l’Esprit ou des sujets collectifs. Toutes ces idées ont provoqué la montée du nihilisme et une crise de la modernité. De là, la recherche d’une autre philosophie.

Peut-on considérer que le mouvement écologique joue un rôle dans le retour à Spinoza?

Certainement. En dénonçant la pollution, la disparition de certaines espèces animales, en nous faisant prendre conscience du réchauffement climatique, « l’écologie » a mis à mal des idées dominantes de la philosophie moderne: que nous n’appartenons pas à la nature, que nous pouvons la dominer et en abuser. Nous avons compris que c’était faux, que nous ne sommes pas des dieux et que les catastrophes que nous infligeons à la Terre s’abattent sur nous. De même, la conviction que les humains sont seuls à posséder une âme et que les animaux ne sont que des animaux-machines. C’est à nouveau faux. Précisément, les zoologistes nous ont appris que nous nous sommes différenciés très lentement des espèces animales et les botanistes expliquent que les végétaux qui communiquent et se protègent par genres sont eux aussi issus d’un combiné d’âme et de corps, quoique très différent du nôtre.

Spinoza. L'autre voie, par Blandine Kriegel, éd. du Cerf, 512 p.
Spinoza. L’autre voie, par Blandine Kriegel, éd. du Cerf, 512 p.

Ces idées actuelles retrouvent précisément l’orientation de la philosophie de Spinoza. En effet, il affirme que nous, les humains, sommes dans la nature et en Dieu, dont nous procédons, que l’esprit et le corps (le code et la matière) sont des attributs de Dieu, présents dans tout l’Univers, que nous sommes puissants, d’une énergie qui procède de Dieu, mais pas tout-puissants, et que nous devons combiner notre force avec les forces extérieures. Loin des folies du subjectivisme, la philosophie humaniste de Spinoza développe une conception optimiste de l’homme qui célèbre sa vie et ses affects actifs, ainsi que la recherche de la liberté, mais en l’inscrivant dans la nature et en la rapportant à Dieu.

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