« Quand on décrit une réalité sordide, brutale, clinique, on doit le faire pour de bon »

Jean-Baptiste Del Amo © Julien Benhamou
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Avec Règne Animal, Jean-Baptiste Del Amo signe un roman noir qui plonge la fange pour structer l’animalité et le déterminisme à l’oeuvre au sein d’une famille d’éleveurs de cochons. Une expérience physique et sensorielle sans concession. Et l’une des claques de cette rentrée littéraire.

« Il y a quelques années de cela, je suis allé visiter un élevage porcin. Un éleveur avait accepté que je l’aide à nourrir les bêtes. Ce matin-là, je me suis retrouvé devant un immeuble assez bas, dans une campagne très silencieuse, il était très tôt. Quand on a ouvert les portes, on s’est retrouvés face à des centaines de truies plongées dans la pénombre qui se ruaient les unes sur les autres pour les rations qu’on leur jetait en progressant dans les allées. Ces animaux surgis de l’obscurité, à demi ensevelis dans le lisier, c’est une image qui m’est restée, une sorte de persistance rétinienne à laquelle je revenais sans cesse, et dont je pense qu’elle a été le début de l’histoire, sa première pierre. »

S’il est un lieu commun de dire que la littérature crée des images, c’est encore un peu plus le cas peut-être de celle de Jean-Baptiste Del Amo. Débarqué en littérature en 2008 avec Une éducation libertine, roman d’apprentissage baroque d’un Don Juan des bas-fonds dans le Paris du XVIIIe siècle, le Toulousain, qu’on rencontre au mois d’août dans les mythiques jardins intérieurs de son éditeur Gallimard, donnera ensuite Le Sel, chronique familiale plus brute, et Pornographia, récit d’une errance hallucinée dans la nuit d’une ville tropicale. De livre en livre, une oeuvre marquée par la sensorialité et la violence, parfois l’outrance, et par la quête d’une voix singulière, entre académisme et poussées esthétiques.

Règne animal, son quatrième livre, le voit renouer avec la fresque historique d’un côté, la chronique familiale de l’autre. Soit l’histoire, à deux moments précis de son évolution (1914-1917 et 1981), d’un élevage de cochons du sud-ouest de la France. Eléonore en est le fil rouge: enfant unique de l’exploitation au début du livre, elle en sera devenue la taiseuse et clairvoyante matriarche dans ses dernières lignes. Elle aura entre-temps épousé son cousin à son retour de la guerre -mariage à l’origine d’une lignée travaillée par la consanguinité, et par l’héritage d’une violence: revenu des tranchées à demi défiguré, les chairs et l’âme hantées par la barbarie des hommes, Marcel la transmettra à ses fils, et jusqu’au petit dernier Jérôme, enfant malsain et mutique, personnage faulknérien (on pense au Bruit et la Fureur) par qui arrivera l’effondrement dans les années 80.

Remarquable épopée sonore, puissamment odorante, furieusement organique, Règne animal est un livre dans lequel on pénètre comme on déciderait de s’enfermer toute la nuit dans une porcherie, de laquelle on finirait par sortir les sens essorés. Un grand nocturne immersif, terreux, oppressant, où seule la lumière taille quelques brefs instants d’apaisement, avec ceux, presque miraculeux, qui mettent en scène l’enfance dans une reconnaissance primitive de la nature -forme de sensualité végétale, ou minérale. Pour le reste, celui qui parle de la peinture flamande, et de Breughel en particulier, comme d’une influence constante ne ménage pas son lecteur. La charge formelle fait écho à celle du fond, et Règne animal est un livre qui fait violence. « Je suis très vigilant à ne pas mentir, c’est-à-dire à ne pas m’épargner moi, ou mon lecteur. Quand on décrit une réalité sordide, brutale, clinique, il faut y aller, on doit la décrire pour de bon, quitte à utiliser des images abruptes. L’écriture ne peut pas se passer du rapport au mal. C’est une dimension que je cherche en tant qu’écrivain, mais aussi en tant que lecteur: me confronter à l’indicible, aux limites, à notre inhumanité. Le plus terrible pour moi, c’est la littérature consolante, une littérature qui cherche à tout prix à nous épargner, nous rassurer. Le marquis de Sade par exemple est quelqu’un qui a eu beaucoup d’influence sur moi. J’ai découvert dans ses livres que la littérature pouvait ne pas souffrir de limites. »

Hérédités aveugles

Remontant le fil et la généalogie d’une famille dont le rapport au monde s’est peu à peu détraqué, et vicié, Del Amo vient mettre au jour l’origine d’un effondrement, le point de bascule qui mènera le clan à son inéluctable asphyxie. Théâtre de deux règnes qui se regardent et se jaugent, les hommes et les bêtes, la porcherie est le révélateur de la sauvagerie qui s’y exerce de l’un à l’autre, comme dans un cercle infernal. « Je suis convaincu que si on arrivait à repenser notre rapport aux animaux, on changerait aussi complètement la donne de nos rapports humains. Notre rapport à l’animal a été complètement biaisé par l’industrie de la viande, par ce qu’on a appelé progrès mais qui n’en est pas un du tout. On a créé des élevages gigantesques, des fermes-usines avec plusieurs milliers de cochons, de vaches ou de veaux. Il y a quelque chose qui me semble quasi du registre de la science-fiction. Comme si on avait perdu le sens commun des choses. On a tout fait pour laisser croire que nous n’avions rien de commun avec les animaux qu’on élève pour nous rendre tout à fait supportable le fait de les abattre. »

Une paysannerie mise à l’épreuve de la modernité, et un clan à celle de ses hérédités aveugles: difficile de ne pas penser, en lisant Règne animal, à l’auteur de Germinal ou de La Débâcle. « J’aime énormément Zola, des textes comme La Terre m’ont littéralement bouleversé. » Interrogeant les parts respectives du fatalisme et du libre arbitre dans des vies en succession et comme coupées d’elles-mêmes, Règne animal aura d’ailleurs rivé de façon assez romanesque son auteur à son histoire familiale. « Ecrire ce livre m’a incidemment amené à enquêter un peu sur mon grand-père maternel, dont je ne savais rien, si ce n’est que ç’avait été quelqu’un de violent. Je venais de terminer le livre quand j’ai appris que ce grand-père avait un temps été éleveur de cochons. » L’écriture, sublimation des déterminismes.

Règne Animal, de Jean-Baptiste Del Amo, Éditions Gallimard, 432 pages. ****

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