Philo sauce pop: « prendre le futile au sérieux »

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Donnez-leur une série télé ou un smartphone et ils vous échafauderont une théorie décoiffante sur les ressorts de notre monde. À l’occasion de la semaine de la pop philosophie, gros plan sur ces penseurs qui bricolent avec le réel.

Comme Monsieur Jourdain avec la prose, le commun des mortels ferait-il de la philo sans le savoir? Les occasions de se frotter aux mystères de l’existence ne manquent en tout cas pas depuis que les philosophes, dans le sillage de Gilles Deleuze (1925-1995), ont ouvert les fenêtres de leur tour d’ivoire pour questionner la postmodernité galopante.

Aux concepts nobles comme le bonheur, la vérité, la beauté ou la sagesse qu’ont arpentés en long et en large les Descartes, Kant ou Diderot, s’est ajoutée une liste quasi infinie d’objets du quotidien, du savon à la cravate en passant par le rock ou les séries télé, tous susceptibles désormais de déclencher le vertige existentiel menant non pas au bonheur mais à la connaissance. Une extension du domaine de la philo affublée d’un nom qui claque au vent: pop philosophie. Dont l’oriflamme warholienne flottera sur Bruxelles du 14 au 19 octobre à l’occasion de la Semaine de la pop philosophie (voir encadré ci-dessous).

Pourquoi « pop », terme usé jusqu’à la corde qui pourrait faire penser à une version édulcorée et low calorie de la philo classique? « Parce que la manière de penser les objets les plus triviaux suppose cette intensité presque physique que l’on retrouve dans le pop art ou la pop musique », justifie Laurent de Sutter, théoricien du droit et éditeur aux PUF.

Pour le dire autrement et avec le sociologue Claude Javeau qui a été l’un des premiers sous nos cieux à faire prendre l’air à sa discipline en tendant l’oreille aux insultes au volant ou en se glissant dans la culotte de Madonna, cette démarche décomplexée et ancrée dans son époque vise à « prendre le futile au sérieux ». Par futile, il faut entendre aussi bien les produits de grande consommation que les zones les plus érogènes de la société comme la pornographie. Et ce, sans céder un pouce sur la rigueur.

Nouveaux objets, nouveaux concepts

De fait, quand Pacôme Thiellement -meneur de revue de cette nouvelle vague et qui sortira en novembre Pop Yoga chez Sonatine où il se livrera, entre autres, à une exégèse des grands musiciens du rock, des Beach Boys à Joy Division, et à une relecture des écrivains de l’impossible comme Pynchon ou Jarry-, quand cet essayiste freak et chic donc offre une tournée générale, on est loin de la bibine conceptuelle. Brassé avec le meilleur houblon de la culture alternative, son whisky de contrebande mettra en déroute les amateurs de prêt-à-penser. Comme chez cet autre alchimiste de la postmodernité, Mehdi Belhaj Kacem, la pop philosophie ne lésine pas sur l’étalage de références cool, quitte parfois à friser la caricature du geek shooté aux romans de Philip K. Dick. Le label pop philosophe est donc à prendre avec des pincettes puisqu’il regroupe aussi bien les enfants terribles de la culture pop, en ce compris des critiques de cinéma ou des critiques d’art, que des universitaires qui ont simplement eu l’intelligence de mettre le nez dehors pour se confronter à un environnement recomposé. Le seul point commun entre les deux étant de croire aux vertus du bricolage conceptuel, au sens où l’entendait Claude Lévi-Strauss, pour tenter de décoder une réalité travaillée et façonnée par ses productions culturelles -songeons aux empreintes laissées par Les Sopranos, par Lost ou par Michael Jackson. De quoi largement faire enrager les Anciens qui restent accrochés contre vents et marées aux théories validées par l’Histoire et qui voient dans cette agitation si pas du charlatanisme, du moins une courbette à la superficialité.

Difficile pourtant de reprocher à ces intellectuels, qui connaissent d’ailleurs souvent les grands courants sur le bout des doigts, de mettre les pendules philosophiques à l’heure. « Le monde a changé, explique cet autre penseur tout-terrain qu’est Jacques Sojcher. Il a accouché de nouveaux gadgets technologiques, il a modifié le visage de la science, transformé les rapports sociaux. Pour l’interroger, le sonder, il est donc logique de faire appel à de nouveaux concepts. » Une mise à jour d’autant plus indispensable que nous traversons une zone de turbulences qui brouille tous les radars. Même si pour réussir l’omelette il faut casser des oeufs… « La pop philosophie invente de nouveaux territoires. On prend un objet et on essaie de voir ce qu’il peut nous dire de nous et du monde, sans garantie de réussite. On peut par exemple s’interroger sur la définition du corps après avoir médité sur Matrix. Si on sent que le fil qu’on tire est solide, on continue, on cherche à le rendre sensible pour le partager », détaille Laurent de Sutter.

Il y a philo et philo

Orphelines des grandes idéologies mais toujours à la recherche de boussoles spirituelles, les âmes perdues ont le choix entre l’autoroute des religions ou des para-religions, et les sentiers nettement moins balisés du questionnement sans fond. « Il y a un besoin de connaissance philosophique de nous-mêmes », observe Sojcher. Ce qui se traduit par un engouement sans précédent pour la philo sous toutes ses formes. On peut dater au début des années 90 avec la parution du Monde de Sophie de Jostein Gaarder, confirmé cinq ans plus tard avec le Petit traité des grandes vertus d’André Comte-Sponville, le regain d’intérêt du grand public pour la mère des disciplines après la traversée du désert de la décennie précédente. Un engouement récupéré par les médias sous forme d’émissions (Les nouveaux chemins de la connaissance sur France Culture, présenté par Adèle Van Reeth, font un carton) avant de donner naissance à une série de rendez-vous comme les cafés philo ou les bien nommées universités populaires de Michel Onfray. Lequel, avec Luc Ferry, est d’ailleurs devenu une star médiatique, l’un comme rebelle, l’autre comme démocrate pédagogue.

Sont-ils pop pour autant? Non. Ils se contentent de vulgariser la philosophie, illustrant les oeuvres classiques « d’exemples frais » et polémiques (laïcité, éducation…) tirés de l’actualité. Ce qui est très différent de la rencontre sans oeillères, au-delà du diktat du bon et du mauvais goût, avec les objets triviaux qui peuplent et modèlent notre quotidien. Il faut donc bien choisir sa chapelle avant de se lancer. Pour les thérapies portatives indolores (sauf pour le portefeuille) type épanouissement personnel, tapez 1; pour la philosophie pour les Nuls, tapez 2; pour une bouffée d’adrénaline, tapez 3…

Semaine de la pop philo

C’est en 2009 que Jacques Serrano organise à Marseille la première Semaine de la pop philosophie. Une manière, pour ce féru de réflexions sur l’art, de donner une vitrine à cette frange de la philosophie qui fait feu de tout bois pop. L’événement aura donc un accent belge cette année. Avec au programme des conférences/débats sur le corps, sur la permissivité ou sur le GSM portées à ébullition par une brochette de penseurs des temps hypermodernes, de Claude Javeau à Laurent de Sutter en passant par Adèle Van Reeth. Avis à tous les amateurs de jonglerie conceptuelle.

SEMAINE DE LA POP PHILOSOPHIE, DU 14 AU 19 OCTOBRE, DANS DIFFÉRENTS LIEUX À BRUXELLES (PASSA PORTA, LA BELLONE ET LES HALLES DE SCHAERBEEK). INFOS:WWW.SEMAINEDELAPOPPHILOSOPHIE.FR

Le dossier intégral dans le Focus Vif de cette semaine. Avec quatre objets aux bancs de la pop philosophie:

  • La série télé Person of Interest par Pacôme Thiellement
  • La (petite) culotte (de Madonna) par Claude Javeau
  • Le vernis à ongles par Laurent De Sutter
  • Le poil par Jacques Sojcher

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