Nouvelles mythologies: Le burger parisien et l’exception culturelle fantasmée

Un burger au foie gras. © REUTERS/Patrick T. Fallon
Frédéric Ciriez
Frédéric Ciriez Écrivain

Chaque semaine tout l’été, un penseur met à jour les Mythologies chères à Roland Barthes. Aujourd’hui, dans ce dernier chapitre, Frédéric Ciriez s’attaque au burger parisien.

Diplômé en lettres et en linguistique, Frédéric Ciriez a publié son premier roman, Des néons sous la mer, en 2008, aux éditions Verticales, puis Mélo, en 2013, toujours chez le même éditeur (prix Franz Hessel 2014).

Dans sa version parisienne de luxe, le burger a quitté le Mal de la civilisation américaine et son obésité morbide pour intégrer le Bien de la culture française, gastronomique et bourgeoise. Importé et travaillé dans la plus belle ville du monde par des restaurateurs innovants à la vénalité soft, il y connaît depuis une poignée d’années la transmutation alchimique d’un produit upgradé, en tout cas sorti de sa circulation vulgaire dans les grandes enseignes de fast food classiques réservées au petit peuple et aux touristes. Désormais, le burger est un plat cuisiné qui manifeste l’exacte place de Paris, de la France et de son exception culturelle fantasmée dans la mondialisation anglo et saxonne.

La circulation historique du burger mérite d’être soulignée. D’origine allemande et ouvrière (le hamburger provient de Hambourg, de l’immigration en Amérique au XIXe siècle), frappé de valeurs difficilement compatibles avec le bon goût à la française et liées à une forme d’anti-américanisme primaire jusqu’à une période récente (décadence civilisationnelle, consommation rapide et mobile de la street culture, rupture temporelle des repas, haine du gras et du surgelé, etc.), le burger est aujourd’hui délesté des marqueurs négatifs de l’impérialisme US. Il est finalement cool, gorgé d’affects, placé sous le sceau du « sentiment » (Alain Ducasse). Il suffisait que les Français l’acceptent… C’est fait. Comme un aveu. Une libération. Un soulagement culturel (pas encore une soumission religieuse). Mais pour l’accepter, encore fallait-il que Paris, avant le pays réel, lui offre ses lettres de noblesse. L’épurer, l’essentialiser en sa nomination même -le mot hamburger est lourd, le substantif burger, lui, nerveux comme un moteur deux temps, open dans ses métamorphoses, dans ses recettes, dans sa littéralité fantasque, quasi roussellienne, comme chez Big Fernand, 55 rue du Faubourg Poissonnière, Paris IXe, auto-désigné « l’atelier du hamburgé »).

Il n’existe aucune monade culinaire spécifiquement française à même de concurrencer les unités alimentaires rapides et cheap de la globalisation (bo bun vietnamien, pizza italienne, sandwich grec, fish and chips britannique). La cuisine française est lente et complexe, incapable d’agréger les éléments constitutifs du Tout (le repas) au sein de l’Un (le plat complet universel). Le hamburger, devenu « burger », « made in Paris », et « de qualité », servi dans des lieux à investir sur le mode de l’expérience, est là pour pallier cette tare (ce retard), cette désynchronisation du génie français du marketing mondial, immédiat et immanent, anglophone. Une adresse témoin: le Paris New York, 50 rue du Faubourg Saint-Denis, Paris Xe, dont le site Web (www.pny-hamburgers.fr) vous livrera la « philosophy », relax et autoritaire, inscrite dans le principe énonciatif et symbolique de la mode et du burger haute-couture, cher mais finalement cheaper than a psychanalyst (slogan 2015 -ceux-ci changent régulièrement-, sur la devanture, très Broadway, très show-off).

L’avènement du burger de luxe à Paris traduit moins l’américanisation de la société française que la manhattanisation de la capitale. Le burger y est double: nourri de distinction sociale sur fond de gentryfication (logique bourdieusienne) et arty (logique deleuzienne du burger comme devenirs et propositions). Il réconcilie la forme (jouissive visualité du pain bun artisanal, de la viande snackée, des sauces et des fromages fondus, des frites à la découpe maison) et la substance agricole des terroirs (Fourme d’Ambert à la place du cheddar industriel, foie gras labellisé, et même boeuf signé par le boucher star Yves-Marie Le Bourdonnec pour le compte du Dali, le restaurant du palace Le Meurice, où se confectionne pour 42 euros le « meilleur burger du monde »). Qu’en pensent les amateurs de burgers? Certains adorent, d’autres, habitués de la vénérable maison américaine Joe Allen ouverte en 1972 dans le quartier des Halles, ont envie de vomir. Il paraît même qu’un avocat new-yorkais a porté plainte pour faute de goût et dénaturation du burger traditionnel d’origine contrôlée, saccagé par du Bleu d’Auvergne dans un restaurant étoilé de la Rive gauche. Nous plaisantons.

« Le bifteck et les frites » au menu des Mythologies de Roland Barthes ont définitivement disparu de la carte alimentaire du Paris contemporain. Le triomphe du burger de qualité ne relève en effet pas de la même biologie. Il ne s’agit plus d’incorporer la force taurine de « la viande à l’état pur » accompagnée du sang de la terre, Côtes-du-Rhône ou Bordeaux, mais d’avaler l’évidence: la France n’a plus rien à exporter et se contente « d’améliorer » l’utopie réalisée de la gastronomie américaine, avec quelques bonnes french fries autour de l’assiette et une bière de Brooklyn glacée pour humecter le Tout. C’est là le destin de sa bourgeoisie.

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