No War: « Je ne veux pas donner de réponses, mais au moins poser les bonnes questions »

© Casterman
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Anthony Pastor, l’auteur du Sentier des reines, change de braquet, de graphisme et d’ambition avec cette fiction mettant en scène un chaos politique, social et écolo imaginaire, mais nourri de réel.

Le Vukland n’existe pas, et pourtant, on s’y croirait: sur cet archipel inventé par Anthony Pastor, quelque part entre l’Islande et le Groenland, les tensions de classes atteignent doucement mais sûrement leur point de rupture. Le président fraîchement élu y mène une politique ultra-libérale et sécuritaire, et semble prêt à tout pour faire taire la rue qui se soulève. Dans les manifs se mêlent jeunes gauchistes, groupes de skinheads à l’idéologie raciste et représentants du peuple Kivik, qui occupait jusqu’à présent un territoire autonome sur l’île de Saarok, juste en face de Numak City, la capitale du Vukland. Une autonomie remise aujourd’hui en question par un projet de barrage qui, au-delà d’une catastrophe écologique annoncée, permettrait à l’État de mettre la main sur les « Kafikadiks », des pierres sacrées aux vertus insoupçonnables que les Kiviks entendent bien défendre à tout prix. Au point de basculer dans les assassinats? Un ingénieur est en tout cas retrouvé tué par balle, le front marqué d’un « No Dam » qui ne laisse apparemment pas de doutes sur le motif de ce meurtre… Sauf que nous sommes ici dans ce qui n’est que le premier volume de No War, une saga entre polar et guerre civile qui pourrait bien, à son terme, compter plus de mille pages. Et dans laquelle une dizaine de personnages, tous attachants, vont évoluer, s’aimer et se faire la guerre de manière infiniment plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Car nous voilà dans une bande dessinée d’Anthony Pastor, qui a tout changé dans ses manières, pas dans son fond: « Je pense que c’est ma place d’être un auteur « engagé », qui se soucie du monde dans lequel on vit. J’avais envie de ça: une pure fiction, mais incarnée à la fois dans ma vie intime -mon fils a participé de très près à la conception et aux thèmes de No War – et dans ce qui se passe aujourd’hui dans le monde. Je ne veux pas donner de réponses, mais au moins poser les bonnes questions. »

Dessin narratif

La dernière fois qu’on avait lu Anthony Pastor, c’était il y a deux ans, avec La Vallée du diable, suite de son déjà formidable Sentier des reines, un diptyque et récit historique qui avait alors fait sensation pour son souffle, son graphisme faussement classique et ses personnages féminins d’une rare profondeur. Deux ans plus tard donc, l’auteur français basé à Avignon a gardé son humanisme, son goût de la nature sauvage et des personnages forts, mais modifie tout le reste, à commencer par son graphisme, soudain jeté, porté par de fausses bichromies saisissantes d’énergie et de modernité.

No War:

« J’essaie toujours d’avoir un dessin au service de la narration comme peuvent le faire des auteurs comme Pratt, Tardi ou Bastien Vivès, que j’aime beaucoup, explique Anthony Pastor, aujourd’hui âgé de 45 ans et bien décidé à passer un cap avec No War. « Ici, je reviens à un style plus proche de ma période Actes Sud, plus expérimentale, avec des albums comme Bonbons Atomique. Je voulais un dessin plus centré sur l’énergie, complètement en rapport avec la narration, et qui va me permettre de tenir sur la longueur: si le public suit, je prévois deux albums par an, et a priori au moins neuf volumes… Parce que ça fait un moment que je poursuis cette idée de série, d’écrire dans la durée, de creuser mes personnages, de les installer et de les rendre complexes. Je trouve ici l’équilibre entre l’approche documentaire et le fait de ne pas en être esclave. Je crois que No War résonne dans l’actualité, mais me donne aussi énormément de libertés. »

Vaste réflexion qui s’annonce sur la violence des mouvements écolo-sociaux -« Je fais une histoire de guerre qui s’appelle « pas de guerre »!« -, leurs mécanismes et les moyens d’y échapper (ou pas), No War se veut donc aussi et avant tout une série au potentiel populaire, dans laquelle l’action dicte le rythme (échevelé) du récit et où le fantastique, via le pouvoir des Kafikadiks, trouvera lui aussi sa place -« ces pierres vont me permettre de faire parler la nature, de lui donner un rôle en soi« .

Bref, beaucoup d’ambition pour ce qui pourrait devenir la saga à suivre de ces prochains mois et années. Car si nous sommes ici dans un monde inventé, il est aussi bourré de références, à tous les niveaux, que ce soit dans la nature des conflits sociaux (on pense évidemment aux gilets jaunes, même si Pastor a entamé l’écriture de sa saga il y a presque trois ans), la géographie des lieux (directement inspirés de l’Islande et de sa capitale Reykjavik) et même la cosmogonie des Kiviks, à mi-chemin entre les mythologies scandinave et amérindienne, empreintes de chamanisme, d’écologie et de fantastique. Il ne manque qu’une fanbase assez large pour convaincre Casterman de poursuivre l’aventure jusqu’à son terme. Et à voir les moyens développés au récent festival d’Angoulême pour défendre cette nouvelle série, avec des affiches No War placardées un peu partout dans la ville, à la manière des tags qui se multiplient sur les murs de Numak City, l’éditeur semble y croire dur comme fer. Les lecteurs, eux, auraient tort de ne pas lui donner raison: il y a dans la fiction No War suffisamment de réel et de talent pour en faire la série de son temps, et de sa génération.

No War #1, d’Anthony Pastor, éditions Casterman, 130 pages. ****

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