Nelly Kaprièlian, peau neuve

Nelly Kaprièlian © JF Paga/Grasset
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Peut-on se réinventer plusieurs fois au cours d’une vie? Partie sur les traces textiles de Greta Garbo, la critique littéraire Nelly Kaprièlian pose la question dans un premier roman qui explore les changements de peau. Et en premier lieu, le témoignage du sien.

Paris, St Germain des Prés, mois de septembre. L’épicentre de la rentrée littéraire en marche. Quand on lui dit qu’on ne l’attendait pas de ce côté-là du dictaphone, Nelly Kaprièlian répond dans un éclat de rire: « Moi non plus. » Des années à lire, démêler, habiter, juger les fictions des autres. Et presque autant à balayer les projections voulant qu’un critique littéraire, a fortiori de son charisme, est forcément un jour ou l’autre travaillé par l’écriture -à quoi cette voix aussi intraitable que défricheuse, journaliste aux Inrocks, à Vogue et chroniqueuse-flingueuse au Masque et la plume avait répondu que non, décidément, elle n’écrirait pas. Et pourtant. Voilà quelques semaines, les éditions Grasset créaient la surprise en sortant de presse le premier roman de celle qui s’affiche désormais en couverture dans une pelisse rouge à la coupe parfaite, sous un titre en forme de légende: Le Manteau de Greta Garbo. Il semble que, loin d’être imbécile, Nelly Kaprièlian avait donc fini par changer d’avis…

Comment est née l’idée de ce livre?

Tout a commencé quand Isabelle Huppert a été l’invitée de la rédaction aux Inrocks, en octobre 2012. Elle nous a commandé un article sur la mise en vente de la garde-robe de Greta Garbo -une vente qui aurait lieu deux mois plus tard chez Julien’s Auctions à Beverly Hills. J’ai consulté le catalogue, et parlé par téléphone avec l’un des petits-neveux de Garbo. Je me suis rendue compte qu’à travers sa garde-robe, on pourrait dévoiler certaines de ses zones d’ombre. J’ai eu l’idée de réaliser un documentaire -il s’agirait de partir d’une sélection de vêtements pour en arriver à sa vie-, et je suis allée à Los Angeles. À voir ses vêtements sur les mannequins, on avait la sensation qu’ils avaient gardé la forme de son corps. C’était très étrange. Assez naturellement, ça a engagé une réflexion chez moi. Je me suis dit que, tôt ou tard, les vêtements gagnent la partie. Que ce qui paraît le plus dérisoire et le moins noble de nos vies -les fringues-, nous survit, et témoigne du passage terrestre de nos corps.

En l’occurrence, que dit la garde-robe de Garbo de sa modernité?

Sa garde-robe, c’était avant tout souliers plats-vêtements masculins: Garbo portait le pantalon pour sortir le soir, elle l’a d’ailleurs imposé à l’époque dans plusieurs endroits où il était interdit aux femmes. Ça dit d’elle quelque chose de très important: Garbo a toujours privilégié sa liberté de mouvement et d’attitude. Socialement, elle a toujours voulu se positionner en égale des hommes. Elle n’a pas voulu se marier à tout prix, ni avoir des enfants. C’est la première femme qui exige d’être aussi bien payée que les stars masculines, voire mieux -c’est l’actrice qui a le plus gros salaire de Hollywood à l’époque. C’est elle qui choisit ses amants, et les quitte, elle couche aussi avec des femmes. Pour moi, Garbo, c’est l’absence de compromis, au risque de déplaire et d’être seule -et on sait combien la solitude est l’ultime tabou de nos sociétés. C’est une figure de l’anticonformisme, à tel point que dans les clubs gays et de travestis, on s’habillait en Greta Garbo.

Lors de cette vente, une amie de Garbo vous confie ne pas reconnaître les robes exposées, et vous apprend que Garbo ne les portait jamais. N’était-elle pas travaillée par une certaine forme de conformisme malgré elle?

Pour moi, le fait de posséder toutes ces robes, c’est au contraire encore une façon d’afficher son non-conformisme, sa dualité: psychiquement, Garbo me semble être un hybride homme-femme. Dans sa vie, dans sa bisexualité. Et son double vestiaire en témoigne: si elle porte des pantalons, cette autre garde-robe, contenant ces robes, est là, qui fait tout autant partie de sa psyché. Elle signait d’ailleurs ses lettres d’un nom masculin. Garbo se permet d’être double: elle n’est pas réductible, jamais, ni à une identité féminine, ni masculine. Et elle est la première, et la seule, à avoir dit non à la société du spectacle. Elle a choisi l’ombre pour pouvoir être elle-même, dans toute sa multiplicité, contre cette image fixe d’elle-même que lui avait imposée Hollywood.

Pourquoi avoir soudain choisi d’acquérir l’un de ses manteaux?

En tant que journaliste, j’étais en retrait: je tenais mon poste d’observatrice, j’interviewais les gens . Et soudain, ce manteau ayant appartenu à Garbo -un manteau rouge, pas du tout mon genre- a engendré un désir chez moi. D’un seul coup, je me suis retrouvée avec une pancarte et un numéro, à enchérir, parmi les autres. J’avais quitté ma zone de confort: au fond, c’est comme si l’acte d’écriture avait commencé à ce moment-là, même si je ne m’y suis effectivement mise que trois mois plus tard…

Qu’est-ce que la possession de ce manteau a déclenché en vous sur un plan fantasmatique?

Je suis rentrée avec le soir. Je l’ai essayé dans ma chambre d’hôtel. C’était vraiment étrange de mettre mon corps là où celui de Greta Garbo avait pris place, d’enfiler une sorte de deuxième peau qu’elle-même avait choisie, aimée, portée. Au moment où j’ai voulu aller me coucher, le manteau m’a dérangée. Comme si il y avait une autre présence, presque physique, dans la pièce. J’ai repensé au texte du psychanalyste Daniel Sibony, La Haine du désir, où il dit que la mode est un système basé sur l’identification d’une femme avec une autre: à partir du moment où une femme voit dans les pages d’un magazine une modèle que la société valide comme « belle », acheter la robe qu’elle porte devient une manière d’endosser sa peau, et d’être aimée à son tour. Ca suggère quelque chose de beaucoup plus violent, bestial qu’on ne le pense: une façon de dépecer quelqu’un de sa peau pour la revêtir. Il s’agit, d’une certaine manière, d’une mise à mort de l’autre femme. Je me suis vue porter le manteau de Garbo dans les miroirs de ma chambre -ce manteau rouge: j’avais la sensation que c’était sa peau sanguinolente. Bien sûr, tout ça est d’ordre symbolique. Mais j’ai dû aller le mettre dans la salle de bains, et le ranger dans son fourreau pour pouvoir enfin dormir. (sourire)

Vous auriez pu vous en tenir à un essai sur Garbo et les vêtements. A partir de quel moment vous avez décidé de basculer vers le roman?

Je me suis rendue compte que Garbo se racontait une forme de fiction à travers sa garde-robe. Ça m’a inspiré une réflexion identitaire. Vous savez, on a tous une place biologique et sociale, soi-disant définie. Mais au fond, ce sont des fictions, et on ne devrait pas avoir à s’y plier, mais à suivre l’inspiration de notre psyché profonde. Les identités transmises par l’histoire familiale ou la société sont illusoires. Dans le livre, je décide de romancer un épisode de ma vie, qui m’a mise aux prises avec une forme de désintégration: je fais l’histoire d’une femme qui vit une histoire d’amour hors de sa classe sociale -une classe qu’elle a oubliée puisqu’elle vit dans un certain milieu intellectuel parisien d’où, en apparence, toute histoire de classes a été gommée. Or, il se trouve que l’homme qu’elle aime, qui est très riche, va finir par l’abandonner pour une femme de son milieu. D’où mes interrogations: peut-on s’extraire de là d’où l’on vient? Au fond, est-ce que la société, même à travers l’amour qui serait soi-disant pur, romantique et déconnecté de toute contamination par le social, ne continue pas à fonctionner selon une grille sociologique du XIXe siècle? Cet épisode de rupture, en me niant, a été comme une mise à mort. Le roman, qui est comme le noyau dur du livre, c’est au fond l’histoire d’une personne « anéantie », réduite à hanter sa vie comme un fantôme, et qui va chercher une nouvelle peau pour se faire renaître, se réincarner. Pour moi, ce fut le manteau de Garbo, la seconde peau d’une femme qui avait su se réinventer constamment et se protéger. Le vêtement est devenu un objet métaphysique.

Le vêtement est au coeur d’enjeux identitaires, mais aussi sociétaux, politiques. C’est une autre ligne importante de votre livre…

J’aborde la question du punk, qui en est un exemple criant. Le punk était à la base un mouvement nihiliste, contre la société, contre la bourgeoisie, mené par des gamins issus des classes ouvrières qui s’attaquaient aux habits de la classe bourgeoise, qui lacéraient les vêtements, les déchiraient, les détournaient. Qui s’affichaient comme des anormaux, et reprenaient les codes des marginaux -le sadomasochisme, le cuir, le latex, le maquillage noir- contre ceux de la bienséance, du joli, du sain. Ils faisaient leur mode à eux pour nier la mode. Et 30 ans plus tard, les grandes maisons de couture, qui appartiennent à des groupes financiers puissants, ont récupéré ces codes et les ont revendus aux plus offrants, puis à la masse en faisant passer l’idée que c’est branché et drôle d’avoir l’air transgressif et décadent. Et que l’establishment ait fini par récupérer les codes vestimentaires d’une rébellion qui le visait, c’est d’une ironie formidable: c’est une façon pour lui d’avoir la peau d’un groupe menaçant. Tout corps vivant se défend en vampirisant et en vidant de sa substance critique le corps dangereux qui le menace -et encore une fois ça passe par les vêtements.

D’où ce désir de signer une sorte de manifeste esthétique personnel en convoquant David Bowie, Truman Capote, Dita Von Teese, Oscar Wilde ou Greta Garbo à votre chevet?

Le collectif semble, hélas, être mort aujourd’hui, et je crois que la seule micro-rébellion possible, c’est de se vivre en individu libre, réinventant sa propre vie contre la doxa, et contre tout diktat. De reconstruire son existence selon des principes esthétiques et intellectuels qui soient les siens, et s’y tenir fidèlement, d’avoir une attitude à soi révolutionnaire. Le des Esseintes de Huysmans (personnage de A Rebours qui se retire de la société pour se créer un monde purement esthétique conforme à ses goûts, ndlr), c’est une figure du dandysme extrême, et pour moi une possible figure révolutionnaire.

Vous avez trouvé dans l’écriture romanesque la vie alternative que vous cherchiez?

Oui, l’écriture est une forme de vie alternative. Depuis, j’engueule tous les écrivains que j’ai interviewés au fil des années, je leur dis: « Vous ne m’aviez pas dit à quel point c’est extraordinaire d’écrire. » Ils me disent: « Non, mais c’est douloureux. » Mais pas du tout: c’est complètement magique! Ecrire, c’est reprendre le pouvoir sur sa propre histoire pour la renommer. Et nommer sa vie, c’est en devenir maître. Faire en sorte que soi n’appartienne plus à l’histoire des autres, à l’histoire qu’on nous impose de jouer. Les mots ont le pouvoir d’incarner: on peut en user comme d’un exorcisme.

Le Manteau de Greta Garbo ****

Nelly Kaprièlian, peau neuve
© DR

« Je me vois le matin, après mon bain, comme une toile vierge sur laquelle je vais peindre une nouvelle créature. » L’image est signée Leigh Bowery, corps transformiste charnu qui posa pour Lucian Freud dans les années 90. Reprise par Nelly Kaprièlian, la déclaration imprime une idée aussi vraie que vertigineuse: que sont nos vêtements sinon des manières de se montrer au monde, d’exprimer des identités, réelles et fantasmées -que sont nos vêtements sinon des fictions? Prenant pour point de départ une récente vente aux enchères de la garde-robe de l’iconique Greta Garbo, la critique littéraire s’est donc prise au jeu de la littérature. Evitant la pose du journaliste en plein coming-out romanesque, mais en couture tantôt explicite, tantôt invisible des pages de son livre, Nelly Kaprièlian est la suture intellectuelle d’un projet hybride, montage romanesque de textes plus ou moins courts placés en écho: essai sur la mode (convoquant Susan Sontag ou Coco Chanel), explorations biographiques (Daphne du Maurier, Musidora, David Bowie, Bram Stoker…) et autoportrait d’une femme sensible et cérébrale, sans concessions sur ses idéaux , le livre est avant tout le récit d’un deuil amoureux, et de la réinvention de soi qui s’en est suivie. Seule et collective, entre Annie Ernaux et Sophie Calle (dans Prenez soin de vous, l’artiste demandait à 107 femmes -psychanalyste, criminologue, voyante…- d’interpréter un mail de rupture avec leurs grilles de lecture professionnelles), Kaprièlian s’empare d’un sujet peu noble (peut-on vraiment penser la mode?), et lui prête une forme de sublime. Tour à tour métaphysique et politique, et toujours à travers le caméléonesque prisme du vêtement, le livre interpelle, confession profonde, jamais complaisante. Donner l’intime, pas le privé, disait Barthes.

DE NELLY KAPRIÈLIAN, ÉDITIONS GRASSET, 288 PAGES.

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