Critique | Livres

[le livre de la semaine] Nickel Boys, de Colson Whitehead: American History X

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Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Plongée glaçante dans l’enfer d’un pensionnat des années 60 usant de la violence pour mettre au pas les Noirs. Toute ressemblance… n’est pas fortuite.

Pour « éveiller » les consciences sur les racines du racisme anti-Noirs aux États-Unis, et par ricochet inscrire les derniers événements tragiques dans le temps long, l’écrivain Colson Whitehead exhume les pages sombres de l’Histoire du pays, celles qui n’apparaissent pas dans les manuels officiels car elles feraient tache sur la bonne conscience wasp. Il avait déjà procédé de la sorte dans Underground Railroad, dénonçant les ravages de l’esclavage en tissant sa toile romanesque autour d’un fait méconnu: la création au milieu du XIXe siècle d’un réseau de routes clandestines permettant d’exfiltrer au-delà de la ligne de démarcation Mason-Dixon les Noirs fuyant les États esclavagistes du Sud. Une immersion poignante au coeur du système tortionnaire qui lui avait valu le prestigieux Prix Pulitzer en 2017.

Pour son nouveau roman, lui aussi couronné du Pulitzer, l’écrivain engagé change de siècle mais pas de méthode. Derrière son nom clinquant et sa façade de respectabilité, la Nickel Academy (inspirée par la Dozier School for Boys, maison de correction de Floride qui accueillait dans les années 60 des enfants difficiles) cache une de ces entreprises officieuses de destruction des hommes noirs dont l’ambition non avouée était de les empêcher de s’élever en les humiliant, en les rabaissant, voire en les éliminant. Elwood n’était pas censé atterrir dans ce poste avancé de la ségrégation. Élevé par une grand-mère croyante et bienveillante, le jeune homme, aussi studieux qu’intelligent, semble promis à un bel avenir. Les vexations, la peur ou les restrictions à la liberté imposées aux Noirs par les lois Jim Crow n’entament pas son optimisme et son sens aigu de la justice. Il faut dire que l’ado a trouvé en Martin Luther King un maître à penser, les mots du révérend dégageant « une puissance que rien ne pouvait lui ôter« . Idéaliste-né, il compte bien être lui aussi un acteur des changements amorcés par la lutte pour les droits civiques.

[le livre de la semaine] Nickel Boys, de Colson Whitehead: American History X

La violence en héritage

Suite à une erreur judiciaire flagrante, Elwood va pourtant se retrouver enfermé dans cette prison qui ne dit pas son nom. Ici, petits et grands se côtoient dans un environnement insalubre rongé par l’arbitraire et la violence physique et psychologique. Pas de quoi entamer au début l’optimisme d’Elwood, imperméable au cynisme de son ami Turner comme aux brimades et aux injustices. Mais comment préserver son idéal, sa dignité après des séances de torture nocturne dans la sinistre « maison blanche », dont les plus chanceux reviennent profondément meurtris?

Entre la soumission et la folie, Elwood et son camarade choisissent la fuite. À leurs risques et périls. Délaissant volontairement tout lyrisme, le roman met au jour les ressorts de l’injustice raciale. Nickel est une machine à broyer qui entretient la « tradition ».  » Leurs pères leur avaient appris à mettre un esclave au pas. » Des racines toujours bien présentes en 2020 selon l’auteur. Qui livre avec ce récit percutant un témoignage implacable, tranchant, à l’os, ponctué de va-et-vient entre le présent et ce passé douloureux. Un cri de rage et de désespoir à vous couper l’âme en deux.

Nickel Boys

De Colson Whitehead, éditions Albin Michel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, 272 pages.

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