Critique | Livres

[Le livre de la semaine] Les Sorcières de la République, de Chloé Delaume

Chloé Delaume © DR
François Perrin Journaliste

ROMAN | Au sommet d’une oeuvre conséquente, parfois complexe, Chloé Delaume réinvente dans Les Sorcières de la République la politique fiction, à sa sauce mystique.

Comme souvent chez Chloé Delaume, au premier contact avec l’intrigue promise, le lecteur s’apprête à devoir un peu s’accrocher. Ce qui n’est finalement pas plus mal, le style (léché) comme la profondeur (politique) du propos méritant qu’on s’y attarde autrement qu’à la va-comme-je-te-pousse entre deux portes de métro. Accomplissant ici un apparent pas de côté par rapport au décorticage autofictionnel qui la préoccupe solidement depuis Les Mouflettes d’Atropos en 2000, la romancière projette ses personnages en février 2062, le jour de la comparution en justice d’une femme étrange à plus d’un titre: la Sibylle, prophétesse antique autant qu’itinérante, ancienne d’un paquet de siècles -ex-souillon d’Héra devenue grande sorcière.

Cette dernière, entre deux allers-retours auprès de déesses de l’Olympe ayant enfin réalisé un sanglant putsch qui coûta à Zeus et consorts nettement plus que leurs seules couronnes de mâles dominants, a en effet pris une part active dans la victoire surprise à l’élection présidentielle française de 2017 de la représentante du mystérieux Parti du cercle. Le programme du parti? Réconcilier les femmes avec un sentiment de sororité qui leur rendrait leur puissance comme les places qu’elles méritent dans la pyramide sociale. Balayer, en somme, des millénaires de domination physique comme symbolique sur le sexe diagnostiqué faible par des médecins dotés -comme par hasard- des organes concurrents. Un objectif noble, résumé par la devise « Liberté, Parité, Sororité », mais dont la mise en application après la victoire par les urnes ne s’est, comme souvent, pas exactement passée comme prévu.

Amnésie générale

[Le livre de la semaine] Les Sorcières de la République, de Chloé Delaume

Conséquence, en effet, de ce fracassant succès d’une bande d’activistes féministes et clandestines inspirées par des déesses elles-mêmes plutôt divisées quant aux processus (et punitions) à privilégier pour laver l’affront historique, la période 2017-2020 a été le théâtre de fréquents débordements: certaines électrices n’auraient-elles pas choisi dans l’euphorie de se débarrasser de manière définitive, parfois au couteau de cuisine, de l’ignoble oppresseur mâle -même de celui qu’elles avaient épousé? D’autres d’en faire à leur tour des esclaves diminués, de petites choses fragil(isé)es? Quoi qu’il en soit, en trois ans, les choses ont visiblement tellement tourné en eau de boudin qu’à la suite d’un référendum, une amnésie collective a été décidée à 98 % des suffrages exprimés -ironiquement intitulée « LeGrand Blanc »-, qui fait que plus personne à partir de cette date n’est désormais en mesure de combler les trous. À la Sibylle, donc, sous les commentaires en lived’une sorte de présentatrice de JT du futur, de rendre des comptes, voire d’endosser la responsabilité globale de tout le cirque.

Chloé Delaume s’amuse ainsi à mélanger les influences, les références (de celles volontiers issues de la pop culture aux plus classiques), les champs lexicaux de la sorcellerie, des divinités, du jeu de rôle, du journalisme télé, les formes -jusqu’à Jésus et Artémis échangeant par mail en ados rebelles-, sans s’interdire de dresser un tableau consternant de la France au début du XXIe siècle et de conspuer ouvertement l’économisme libéral catapulté nouveau credo. Un passionnant tour de force.

LES SORCIÈRES DE LA RÉPUBLIQUE, DE CHLOÉ DELAUME, ÉDITIONS DU SEUIL, 368 PAGES. ****

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