Critique | Livres

[Le livre de la semaine] La vie joue avec moi, de David Grossman: mémoires gelées

© claudio sforza
Anne-Lise Remacle Journaliste

S’inspirant de la vie de la militante communiste Eva Panic-Nahir, David Grossman met à nu les liens traumatiques de trois générations de femmes.

Touvia Bruck est un agronome qui vit près d’Haïfa. Veuf, il a déjà un fils, Raphaël, et vient tout juste d’épouser en secondes noces une femme de son kibboutz, Véra Nowak. Originaire de Croatie, elle aussi est déjà mère, de Nina, une adolescente que les jeunes surnomment « Le Sphinx ». Cette dernière et Raphaël, pris dans une relation passionnelle et destructrice, auront à leur tour une fille, Guili. Véra abandonnera Nina enfant et Nina à son tour laissera Raphaël seul s’occuper de Guili en s’enfuyant. Dans La vie joue avec moi, Grossman montre combien les femmes de cette famille, enracinées dans le silence et la répétition déchirante, aiment trop ou vite ou mal, créant chez les générations suivantes des plaies béantes, de l’incompréhension, voire de la haine.

Le passé est-il réparable? Alors que Véra fête ses 90 ans, Nina réapparaît, revenue d’un coin gelé près du cercle arctique, la mémoire en morceaux. Guili, quant à elle, en voulant consacrer un documentaire aux siens, va ouvrir une boîte de Pandore assez terrible. En narratrice, cette dernière de la lignée « souhaite remonter à la genèse, à l’incubateur de la famille ». Guili entraîne donc avec elle ses parents et sa grand-mère jusqu’en Croatie, la terre où tout s’est noué. À mesure que Véra se raconte -ne voulant désormais plus rien dissimuler et au risque de faire basculer Nina encore plus profondément-, il apparaît qu’elle avait des raisons aussi intimes que politiques de faire le choix de confier Nina à des proches. Son mari, Milosz Nowak, autrefois général obéissant aux ordres du maréchal Tito, venait d’être accusé d’être à la solde de Staline. La milice qui avait annoncé son suicide à Véra voulait la contraindre à le désavouer et faisait peser sur elle un chantage odieux: soit elle reniait Milosz soit elle était envoyée au camp d’internement de Goli Otok ou sur la proche île voisine, réservée aux femmes. Radicale, davantage révolutionnaire que son époux, elle avait alors refusé de trahir celui qui avait cessé de croire en la bonté des autres et ne faisait plus confiance qu’à elle.

Éprouvant, ce roman à la fois vrai (issu de conversations avec Eva Panic-Nahir) et fictionnel l’est à plus d’un titre. D’abord, pour les exactions physiques et psychologiques du régime de Tito décrites lors de la séance d’interrogatoire et sur l’île, où le but des gardiennes est « de faire de chaque femme l’ennemie d’une autre femme ». Ensuite dans les douleurs matrilinéaires qui s’impriment dans le corps et l’esprit des protagonistes. Mais, par-delà ce qui trouera chaque lecteur, resteront la droiture de Véra, son amour sans concession et sa façon de résister à l’inhumain, d’abord. La volonté de cette famille de documenter même le pire et de déplier les non-dits, ensuite. Envers et contre tout, Grossman laisse survivre des lucioles.

La vie joue avec moi

de David Grossman, éditions du Seuil, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche, 336 pages. ****

[Le livre de la semaine] La vie joue avec moi, de David Grossman: mémoires gelées

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