La tragédie intime de Douglas Sirk

Au soir de sa vie, Douglas Sirk était devenu "le personnage tragique d'un film qu'il aurait pu tourner", écrit Denis Rossano. © GETTY IMAGES
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Un père sans enfant, Denis Rossano retrace, entre Berlin et Hollywood, la tragédie intime de Douglas Sirk, et la quête désespérée de son fils.

Gilles Jacob tirant le portrait de l’acteur japonais Sessue Hayakawa dans Un homme cruel, Stéphane Olivié-Bisson retraçant le destin cruel de Max Linder à la faveur de Max, Melanie Benjamin s’attachant à l’amitié hors norme entre la scénariste Frances Marion et la petite fiancée de l’Amérique Mary Pickford dans Hollywood Boulevard: on ne compte plus désormais les romans s’inspirant de la vie de figures du 7e art, stars et autres, en quelque échange de bons procédés, le cinéma ayant, on le sait, trouvé dans la littérature une manne pratiquement inépuisable. Ainsi, aujourd’hui, de Douglas Sirk, le maître du mélodrame hollywoodien, dont Denis Rossano, auteur et journaliste français installé à Los Angeles, résume la vie chahutée d’un titre oxymore: Un père sans enfant, l’impossibilité de jamais revoir son fils Klaus, né d’un premier mariage avec une actrice ratée ayant ensuite épousé les idéaux nazis, et la quête désespérée en résultant, donnant son fil conducteur au roman.

Une vision désenchantée

La colonne vertébrale de l’ouvrage, c’est une interview au long cours d’un Sirk vieillissant retiré à Lugano, procédé littéraire au départ duquel l’auteur opère par va-et-vient dans l’existence, résolument mélodramatique, d’un « homme devenu le personnage tragique d’un film qu’il aurait pu tourner« , comme il l’écrit joliment. Sa passion pour le réalisateur de Mirage de la vie, Rossano la fait remonter à la découverte à la télévision d’Écrit sur du vent, classique sirkien s’il en fut. « Aussi loin que je remonte dans mon enfance, le cinéma a été une obsession, mais aussi une fuite, explique l’auteur. Les films et les livres m’ont nourri. Quand j’étais étudiant à Paris, l’Action Christine a ressorti tous les Sirk, et l’univers du mélodrame m’a complètement happé. Sous ses dehors très artificiels, il permet d’atteindre des émotions vraies. C’est comme cela que tout est né, ce n’est que bien après que j’ai découvert l’histoire du fils de Sirk. » Peu connue, il est vrai -tout au plus si les cinéphiles savent que A Time to Love and a Time to Die, l’avant-dernier film américain du cinéaste, est une déclaration d’amour à Klaus, disparu sur le front russe en 1944. « Mais je pense que tous ses films sont hantés par son fils« , dont l’absence n’a cessé d’irriguer son oeuvre et son regard sur le monde. « Sirk aimait beaucoup le théâtre baroque espagnol, et notamment la pièce La vie est un songe, de Pedro Calderón de la Barca, il y avait un peu de ça à ses yeux. La vie est tellement tragique que si on l’envisage comme un songe, ça permettra peut-être de survivre. À travers ses films, c’est une vision désenchantée qui s’exprime. »

Entamé sous la république de Weimar, le parcours artistique de Douglas Sirk accompagnera ensuite l’Histoire du XXe siècle. Et le roman de Rossano est, en quelque sorte, le film d’une double tragédie, à celle de l’homme se superposant celle de l’Allemagne. Remarquablement documenté dans son volet cinématographique (avec une attention toute particulière, ambiguïtés incluses, pour le volet germanique de la carrière de Sirk, de La Fille des marais à Paramatta, bagne de femmes, mais aussi pour le cinéma allemand des années 30), trouvant des accents délicatement lyriques quand il s’agit d’évoquer le fils perdu du réalisateur (façonné en icône du cinéma du troisième Reich avant d’être envoyé au front), l’ouvrage embrasse aussi une perspective plus large, à mesure que Berlin y succombe, insidieusement d’abord, aux sirènes du nazisme. « J’ai beaucoup lu sur l’Allemagne et sur le quotidien des Allemands, poursuit le romancier. Des livres sur le nazisme, il y en a des tonnes, ils racontent toujours un peu la même chose, mais sur le quotidien des gens, ce n’est pas si évident que ça. Et ça me trouble, parce que ça m’a permis de comprendre que quand on vit quelque chose d’aussi terrible au quotidien, on ne se rend pas vraiment compte de ce qui se passe, ou alors trop tard. Je vis à Los Angeles, et je trace un parallèle. Je lis les infos, je vois les choses monstrueuses qui se passent, les enfants hispaniques dans des camps, littéralement, et je me dis « on ne fait rien ». On vit nos vies, parce qu’il faut vivre sa vie, acheter à manger. Et je pense que ça valait aussi pour les Allemands dans les années 30: certains étaient fanatisés, mais il y en avait aussi beaucoup qui se disaient que ça allait passer. Sirk, c’est un peu ça. Après, il a réalisé que c’était l’horreur absolue. Mais au début, quand lui, un socialiste, décide de faire du cinéma alors que Goebbels est déjà là, ce qui est assez ambigu, il pense que ça ne va pas durer, que le régime va s’écrouler au bout de deux ans. Beaucoup d’artistes avaient ça en tête, sauf qu’évidemment, après, c’était trop tard. »

Marié à une Juive, Douglas Sirk fuira l’Allemagne pour les États-Unis en 1937, sans jamais avoir revu son fils. Et de signer bientôt quelques-uns des films les plus déchirants jamais tournés, en proie à un exil intérieur irrémédiable. Ses mélodrames les plus fameux ont aussi su, sous leurs atours flamboyants, esquisser un portrait critique de cette Amérique des fifties qu’ils semblaient, en première lecture, sublimer. Sirk y recourait abondamment aux jeux de miroirs, comme pour mieux déjouer les apparences. S’inscrivant dans son sillage, le roman de Denis Rossano n’est pas, pour sa part, sans tendre un miroir à notre époque…

Un père sans enfant, de Denis Rossano, éditions Allary, 368 pages. ***(*)

La tragédie intime de Douglas Sirk

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