La quarantaine et nous

© Illustration: Éric Lambé
Simon Johannin
Simon Johannin Écrivain

Chaque semaine, un dessinateur et un écrivain nous proposent une carte blanche sur le thème du coronavirus. Cette semaine: Éric Lambé et Simon Johannin.

Pour l’instant, la vie n’a pas vraiment changé. On dirait un mois d’août anormalement frais, où les gens seraient un peu plus au fait des questions d’hygiène. Où les usines de papier toilette seraient en grève, où un problème technique, une coupure de courant, aurait brisé la chaîne du froid, empêchant pour quelques jours l’approvisionnement des réfrigérateurs des supermarchés de la ville.

Il n’y a pas grand monde dans les rues, pas d’enfants. Depuis quarante-huit heures, je me dis que, de ma fenêtre, j’entends mieux les oiseaux que d’ordinaire.

C’est comme si le monde, d’un coup, s’était mis à mon rythme, avait décidé de couper le réveil.

J’appelle mes proches, tous font leur petit stock, raisonnable, de quoi tenir prudemment jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de fruits et de légumes, qu’il faille sortir de nouveau en chercher. Certains ne sont pas faits pour ça, rester chez eux, à s’occuper. Ils rongent déjà leur frein de ne plus pouvoir jeter leur énergie partout, alors on ressort les jeux de société, les vieilles consoles.

D’autres s’en moquent, vont s’entasser au parc parce qu’il fait beau, croient faire de la résistance à une psychose collective en allant boire quelques bières sur les quais. Ces égoïstes et autres mauvais Jean Moulin ne veulent pas voir qu’il ne s’agit pas d’eux. Que ne pas jouer selon les règles de ce nouveau jeu disciplinaire, c’est mettre en danger beaucoup des autres.

Les autres, ce sont les enfants et adultes autistes qui voient leurs rituels, si précieux pour leur bien-être, totalement chamboulés. Leurs parents n’ayant plus de droit de visite. Ce sont les femmes et les enfants qui doivent évoluer toute la journée sous la coupe d’un homme violent, quand avant, l’école, le travail, étaient autant de portes de sortie, de chances de briser le silence, de trouver la sécurité.

C’est le personnel soignant, qui verra bientôt les élastiques des masques lui creuser des sillons dans la peau, à force d’être portés. Ce sont toutes les personnes qui depuis des mois, attendaient une opération, clé de voûte d’une nouvelle existence, d’un accès à la liberté, et qui voient maintenant leurs vies entrer dans une parenthèse dont on ne sait quand elle sera fermée.

C’est Madame Castel, ma petite vieille de voisine, qui va devoir aller chez sa fille, pour que son beau-fils lui fasse les courses puisqu’elle est trop vulnérable pour sortir. Elle a peur d’y passer, mais elle comprend qu’entre elle et une personne plus jeune, en cas d’engorgement des hôpitaux, on fasse le choix de la laisser mourir. Je l’ai entendue, à travers la porte, dire ça aux deux autres seniors de mon petit immeuble, alors qu’ils se croisaient dans la cage d’escalier, ça m’a fait quelque chose.

Ce sont les foyers précaires, dont les logements sont insalubres ou trop petits, et qui doivent supporter un quotidien encore plus insupportable. Ce sont toutes celles et tous ceux qui dépendent du tissu associatif pour survivre, les réfugiés, les demandeurs d’asiles, les personnes en reconstruction. Ce sont les personnes atteintes de maladies chroniques, handicapées ou nécessitant un suivi psychiatrique, celles qui sont à la rue. Les détenus et leurs familles, privés de ce qui fait qu’on tient dans l’enfermement. Les commerces de proximité, qui, contraints de baisser le rideau, ont peur pour beaucoup de finir par devoir mettre la clé sous la porte si la situation dure. Les gens qui ne s’aiment plus, mais doivent faire avec l’autre.

Ceux du monde de la culture, du spectacle vivant, qui déjà d’ordinaire luttent pour s’en sortir, et ne peuvent plus tourner, subvenir à leur besoin. Toutes celles et tous ceux qui sont privés d’éducation, de soin à domicile, de lien social. Toutes celles et tous ceux qui, d’ordinaire déjà fragiles, isolés, se retrouvent enfermés, à l’écart d’un monde qui a pris la méchante habitude de ne pas vraiment se soucier d’eux.

Alors au lieu de se mordre pour un flacon de gel hydroalcoolique, ou une boîte de sardines qui finira à jamais au fond du placard, contentons-nous de rester chez nous, à lire, à écrire, à cuisiner, mettons à profit ce temps de retrait pour nous-mêmes, puisque c’est le meilleur moyen de le faire pour les autres.

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