Laurent Raphaël

L’édito: Nul n’est parfait!

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

On n’y échappe pas. Au boulot, en ville, dans la salle de sport, même chez soi plane en permanence une injonction à la perfection. Mensurations du corps, éducation des enfants, mode de vie, charge de travail, rien n’échappe au cadastre du nec plus ultra.

Quand ce n’est pas la pub qui met la barre tout en haut –« La perfection au masculin », « Just do it »…-, ce sont les magazines féminins, la télévision ou les entreprises qui nous incitent dès le plus jeune âge à donner le meilleur de nous-mêmes. Sous-entendu: celui qui ne vise pas la perfection n’a aucune ambition et celui qui ne l’atteint pas rapidement a foiré sa vie. Un esprit de conquête qui infuse jusqu’à la sémantique des pouvoirs publics. Prenez l’appellation « pacte d’excellence ». Si derrière ce slogan accrocheur se cache une tentative louable d’améliorer le système d’enseignement francophone, ne suggère-t-il pas implicitement que celui qui ne décrochera pas la note maximale sera un loser en puissance? En dehors de l’excellence, point de salut. Sinon dans les catacombes de la société et de l’estime de soi. Et ce alors même que l’on sait pertinemment bien que la perfection n’est pas de ce monde. Sinon dans les rêves flippants des suprémacistes. Personne n’a jamais couru le 100 mètres en moins de neuf secondes? Eh bien tant pis, ce sera quand même le seuil minimal pour être admis en finale…

Une course à la perfection fomentée à l’origine par le libéralisme, qui a besoin de croissance comme la plante de soleil pour se maintenir à flot. La pression des actionnaires sur le management se répercute en cascade jusqu’au consommateur final, sommé par capillarité de se dépasser dans tous les compartiments de son existence, moins pour flatter son ego -ça c’est l’appât- que pour mettre son énergie à faire bouillir la grande marmite consumériste. Être au top comme père, mère, enfant, célibataire, employé, sportif ou simple cuistot du dimanche figure ainsi désormais sur la feuille de route de tout individu aspirant au titre purement honorifique d’esclave de son temps. Si on pouvait encore contester cette rhétorique compétitrice éreintante quand sa source d’émission était clairement identifiable et proche de soi, c’est nettement plus compliqué depuis l’invasion massive des algorithmes dans nos vies quotidiennes, qui eux non seulement moulinent 24 h sur 24, ne se trompent jamais, n’ont pas de coup de pompe, ne se plaignent pas, mais en plus semblent sortir de nulle part. Sinon de la cuisse de l’un ou l’autre gamin surdoué et inaccessible planqué dans sa forteresse de la Silicon Valley.

Conséquence de cette accélération, le fantôme de l’idéal de soi derrière lequel on court s’éloigne à mesure qu’on tente de s’en approcher. Le boulot à abattre, les points de coolitude à accumuler pour ressentir la même satisfaction qu’avant flambent à l’ère digitale. Ne reste que l’amertume. Car comment ressembler à l’image retouchée que renvoie son selfie? Comment être réactif sur tous les réseaux sociaux sans brasser du vent? Un challenge permanent qui termine souvent sa course dans le ravin du burn-out.

Laissons aux robots la perfection et remettons de la pou0026#xE9;sie dans nos moteurs intimes.

Mais la résistance s’organise. Dans l’anarchie quand l’alcool devient l’exutoire de ce culte du perfectionnisme. Avec plus de sérénité quand certains reprennent goût à l’imperfection, au lâcher-prise. Le graphisme cracra d’un jeu vidéo old school, l’image floconneuse d’une VHS, le son grésillant d’une aiguille sur le vinyle, toutes ces petites manifestations normalement déclassées font tinter la petite cloche des sentiments authentiques plutôt que le gong oppressant de la performance ultime. Laissons aux robots la perfection et remettons de la poésie dans nos moteurs intimes. Nietzsche, qui n’est pourtant pas un coach en développement personnel, avait senti le roussi dès 1882 dans son Gai Savoir quand il pointait l’impossibilité pour le poète de retranscrire parfaitement sa vision: « Je vois ici un poète qui, comme bien des hommes, exerce par ses imperfections un attrait supérieur à celui des choses qui s’achèvent et prennent une forme parfaite sous sa main, -il tient même l’avantage et la gloire bien plus de son impuissance finale que de sa force abondante. (…) Sa gloire a profité de ce qu’il n’a pas véritablement atteint son but. » Qui peut le plus peut le moins…

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