Laurent Raphaël

L’édito: Je râle donc je suis

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

En 2010, un fringuant nonagénaire poussait une gueulante dans un petit livre séditieux, devenu en quelques semaines un véritable phénomène éditorial. Stéphane Hessel y sommait la jeunesse de retrouver le goût de l’indignation, dilué selon lui dans les eaux saumâtres du consumérisme et du fatalisme. « Les raisons de s’indigner peuvent paraître aujourd’hui moins nettes ou le monde trop complexe. (…) Mais dans ce monde, il y a des choses insupportables. Pour le voir, il faut bien regarder, chercher. »

Neuf ans plus tard, son appel a-t-il été entendu? Oui, mais sans doute pas comme l’ancien résistant, décédé en 2013, l’imaginait. Certes, les millennials et les minots de la génération Z ont repris pied sur le terrain politique, en ordre dispersé le plus souvent, mais avec une fougue qui rappelle par sa combustion spontanée le mouvement Occupy Wall Street en 2011, premier signe visible du sursaut de la jeunesse contre un système en train de scier la branche sur laquelle l’humanité est assise. La perspective de voir de leur vivant la planète se transformer en cloaque les a définitivement arrachés à leur apathie et à leur indifférence crasse. Protester, manifester, pétitionner et revendiquer haut et fort un autre monde ne sont plus réservés désormais à une poignée d’idéalistes sortis d’un cercle étudiant gauchiste. La mobilisation est générale. D’autres nobles causes -le sort des migrants, le sexisme, le racisme endémique…- ont depuis également trouvé des relais auprès de ce public plus conscient qu’il n’y paraît. Débrouillard, il a d’ailleurs mis en place de nouvelles formes de solidarité numérique en marge des circuits traditionnels pour exprimer ses idées sans filtre polluant. Avec l’espoir fou et pourtant vital de changer les mentalités avant que les lumières ne s’éteignent définitivement.

Neuf ans plus tard, l’appel de Stu0026#xE9;phane Hessel a-t-il u0026#xE9;tu0026#xE9; entendu?

Mais cette médaille a un revers. Comme un vaccin qui s’attaquerait indistinctement aux cellules malades et saines, l’indignation s’est répandue dans tout le corps social, jusqu’à lui dévorer chaque organe. On s’indigne désormais pour tout et surtout pour rien. La moindre contrariété, et c’est l’escalade. L’homo numericus éructe du matin au soir. Contre les politiques, les services publics, les patrons, la télé, les chômeurs, les automobilistes, les piétons, les cyclistes, les profiteurs, les sportifs, les commentaires en ligne, les oisifs, les riches, les pauvres, les trolls, les intellos, les puissants, les flemmards, les opportunistes. Le robinet de bile est ouvert H24. Et personne n’est à l’abri des éclaboussures.

La vue panoptique sur le monde qu’offre Internet a excité notre penchant naturel à nous plaindre, à ronchonner. L’ennemi est partout, et l’étincelle prompte à enflammer notre réserve de courroux derrière chaque page, chaque post, chaque Tweet. Dans un monde ouvert et hyper connecté, où l’information circule à flux tendu et où les sphères privées et publiques se confondent, ce ne sont pas les os à ronger qui manquent, ni les boucs émissaires à clouer au pilori. De quoi pourrir les relations humaines. Et condamner le débat public à un indigeste dialogue de sourds.

Cette Indignation totale comme l’appelle le philosophe Laurent de Sutter, qui consacre à ce fléau moderne son nouveau livre (éditions L’Observatoire), relève de l’addiction. Plus qu’au pourquoi, le pop philosophe bien connu de nos services (les pages essais dans Focus, c’est lui) s’attaque au comment: comment cette culture du scandale a essaimé et pris racine. Et de pointer le responsable principal de cette foire d’empoigne: la raison. Plus que les émotions qui ne sont que l’huile sur le feu, c’est la raison qui nourrirait la bête, imposant des conditions d’utilisation au débat public tellement rigides et corsetées -sous prétexte de neutraliser les émotions, les passions et l’irrationnel- que l’indignation s’impose comme la meilleure réponse. En effet, elle produit une identification forte, « disqualifie tout ce qui est étranger au groupe constitué« , cherche à imposer son point de vue à tout prix, alors même qu’elle noie le débat sous un torrent d’insultes. Pour sortir de cette logique mortifère et dépressive, il faudrait donc se débarrasser de la raison et inventer de nouvelles règles plus souples et moins vaniteuses. Substituer à la culture du clash stérile un appareil rhétorique qui laisse la place à l’échec, à la modestie, au doute. Pas convaincus? Désolé, le bureau des plaintes est fermé…

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