Laurent Raphaël

L’édito: Hymne à la joie

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Et c’est reparti pour un tour! L’heure de la rentrée, saison 2018, a sonné. Le décor est prêt, les acteurs sont en place, le spectacle culturel peut commencer!

Que nous réserve-t-il cette année? Du sang, de la sueur et des larmes, comme dirait Winston Churchill. Car oui, au risque de déplaire une fois encore aux drogués du refrain « Tout va bien, Madame la marquise », les artistes qui s’apprêtent à entrer dans la danse dirigent pour la plupart leurs torches vers les zones obscures et dévastées de la société ou des territoires intimes, là où ça grince, ça coince, ça frotte, ça résiste. Certains y trouveront sûrement à redire, regrettant que les cultureux se complaisent comme trop souvent dans la détresse, le malheur et le sordide.

On leur répondra pour commencer que quelqu’un doit bien faire le sale boulot. Les éboueurs ramassent nos déchets et les trient pour redonner vie à de nouveaux objets qui, ainsi reconditionnés, réintégreront le circuit. Les artistes font de même avec nos douleurs, nos peines, nos souffrances. Ils récupèrent ces matériaux émotionnels dépréciés et leur redonnent du sens dans des films, des romans, des chansons qui nous aident à mieux comprendre et accepter nos drames et ceux des autres, mais aussi et surtout à assouplir certains muscles vitaux comme la compassion, l’empathie ou la tolérance, antivirus à la haine et à la frustration.

Cet exercice analgésique de clairvoyance est d’autant plus précieux aujourd’hui qu’un cheval de Troie idéologique redoutable s’est immiscé par-delà nos défenses naturelles pour nous faire croire que le bonheur dépend en grande partie de notre seule volonté, comme si les freins sociaux ou le marasme économique n’existaient pas. Ou n’étaient que des obstacles mineurs sur le chemin de la réussite. On appelle cette doctrine « l’happycratie ». Elle est en quelque sorte la face présentable et décontractée du néolibéralisme qui a besoin de winners pour tirer la machine et de moutons de Panurge pour consommer l’herbe qu’elle produit à moindre coût. Et gare à ceux qui montrent des signes de scepticisme ou qui affichent une baisse de moral. « L’impératif de bonheur instaure d’abord une nouvelle hiérarchie émotionnelle entre les gens heureux ou de bonne humeur et ceux qui ne le sont pas ou se plaignent. Chacun d’ailleurs commence à interpréter chez les autres et chez soi-même le fait de se sentir mal comme une faiblesse, une incapacité à être ce qu’on devrait être -fort et positif« , observe dans l’Obs la sociologue Eva Illouz, auteure du livre Happycratie (éditions Premier Parallèle).

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Débarrassés des pudeurs qui encombrent le commun des mortels, les artistes dévoilent ce qui se passe derrière les masques de convenance ou la ritournelle déprimante, stérile et hypnotique des mauvaises nouvelles du JT. Leurs préoccupations sont de bons indicateurs des points de friction. Du balcon qui surplombe la rentrée, on voit apparaître quelques lignes de force. Comme l’afrodescendance, au coeur d’une tripotée de nouveautés. Chez Zadie Smith par exemple, qui raconte dans son roman Swing Time le parcours de deux métisses s’affranchissant difficilement des stéréotypes inscrits jusque dans leur inconscient. Mais aussi en filigrane dans une série télé comme Insecure (troisième saison sur la rampe de lancement), ou à tous les étages du nouveau Spike Lee, BlacKkKlansman. Que le vétéran de la cause afro-américaine retrouve son trône n’est d’ailleurs pas un hasard. Les intellectuels afro-américains ne se satisfont plus d’un strapontin et de quelques excuses, ils ont décidé de prendre leur destin en main. Et d’imposer leur vision de l’Histoire. Avec effet immédiat: on annonce une princesse africaine chez Disney…

Autre grande question débattue, et également sur le tapis depuis quelques mois: le genre. De Girl, la sensation cannoise du Belge Lukas Dhont, à Chris(tine & the Queens), l’identité sexuelle, ses formes, ses mutations, ses résistances affleurent un peu partout. Dans le même élan, la voix des femmes se fait entendre pour creuser un sillon singulier ou plus radicalement pour déboulonner la statue du mâle, avec du coup par moments le sentiment que les hommes et les femmes évoluent désormais -merci Weinstein- sur deux planètes émotionnelles différentes qu’il sera difficile de réconcilier…

Ces thèmes et les autres qui gravitent autour de cette rentrée (la famille est un réservoir inépuisable) posent les bases d’une nouvelle cartographie identitaire. La suite dans ce numéro spécial à glisser dans son cartable…

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