Laurent Raphaël

L’édito: Froid de canard

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le nom est un peu pompeux mais pas complètement surfait non plus. En quatre épisodes d’une heure chacun à boire de préférence cul sec, Mission vérité (diffusé sur Arte le 6 novembre dernier et disponible en replay) retrace une année dans la vie mouvementée du prestigieux New York Times depuis l’élection choc de Trump.

Libre de circuler où bon lui semble, la caméra de Liz Garbus ne rate rien du bras de fer qui oppose jour après jour une rédaction sur les rotules mais bien décidée à mener la vie dure à ce président imprévisible et une administration carburant aux fake news, à l’intimidation et au populisme (comme quand Trump incite quasiment ses partisans à lyncher les journalistes présents lors d’un meeting). Une plongée édifiante et aussi palpitante qu’un épisode de House of Cards dans l’envers du décor, entre sourcilleux et délicat travail de recoupement, bouclages sous haute tension, bisbrouille entre la direction de New York et le bureau de Washington et course contre la montre avec le grand rival du Washington Post. Il faut dire que les dossiers ne manquent pas: ingérences russes pendant la campagne, limogeage du directeur du FBI, affaire Weinstein… Une vraie poudrière.

Au-delà de l’intérêt évident de voir de l’intérieur le fonctionnement d’un grand titre de presse dans la première puissance mondiale (avec ce côté drama typiquement américain et terriblement télégénique), cette série illustre aussi en creux que quelque chose ne tourne décidément pas rond dans la société numérique. Ce n’est pas le sujet principal du documentaire mais il affleure ici et là: alors que les pontes du canard se réjouissent de l’augmentation du nombre de lecteurs -« Il y a bel et bien un effet Trump« -, ils doivent déplorer dans le même temps une diminution du chiffre d’affaires, les recettes publicitaires étant siphonnées par Google et Facebook. Avec des effets concrets et immédiats: les journalistes sont priés de déménager dans des open spaces encore plus étriqués, et les postes clés du journal papier (les nouveaux convertis se tournent vers la version digitale) comme les secrétaires de rédaction ou les relecteurs passent à la trappe. Ce qui se traduit par cette situation paradoxale d’une rédaction qui engrange les victoires sur le terrain médiatique d’un côté, mais est traversée par une colonne de grévistes de l’autre. Le directeur de la rédaction, le très posé Dean Baquet, assume et assure qu’il n’a pas le choix s’il veut maintenir le navire à flot et pouvoir engager plus de journalistes d’investigation. Ce qui n’empêche pas les reporters en place, qui sont pressés comme des citrons, de s’interroger sur leur avenir.

Alors que les pontes du New York Times se ru0026#xE9;jouissent de l’augmentation du nombre de lecteurs -u0022u003cemu003eIl y a bel et bien un effet Trumpu003c/emu003eu0022-, ils doivent du0026#xE9;plorer dans le mu0026#xEA;me temps une diminution du chiffre d’affaires.

Où est la logique dans tout ça? Selon le sacro-saint principe de l’offre et de la demande qui est un peu le premier commandement de la bible libérale, si le nombre de clients augmente, les recettes devraient suivre automatiquement, surtout sur un marché mature et bien enraciné comme celui-là. C’est en tout cas comme cela que ça marchait jusqu’au début des années 90 et l’arrivée d’Internet qui nous a fait basculer dans une autre dimension. Avec ce souci qu’on continue à voir le monde, et donc aussi l’économie, avec des lunettes classiques alors que dans les faits, plus personne ne peut vraiment prédire quoi que ce soit. Tout est devenu volatil, les idées comme les recettes du business. Regardez Tesla, fleuron de cette nouvelle économie: un jour, on nous assure qu’il va sauver la planète avec ses voitures électriques et même nous conduire dans les étoiles avec ses projets spatiaux, le lendemain on apprend qu’il danse en réalité sur un volcan. Un peu comme si une marque phare des Trente Glorieuses, disons Moulinex, avait annoncé à l’époque qu’elle était en difficulté. Impensable. Mais plus aujourd’hui.

Cette contradiction permanente, cette sensation perturbante que plus rien n’a de consistance, infuse toutes les couches de la société. C’est elle qui a permis à Trump d’être élu malgré ses divagations, et d’imposer dans la foulée une morale aux frontières mouvantes, c’est elle aussi qui a conduit les algorithmes de Facebook à bannir un article du même New York Times sur la guerre civile au Yémen, tout simplement parce qu’il était illustré avec l’image d’un enfant squelettique. De nouveaux gendarmes mathématiques qui avaient déjà censuré des clichés des camps de concentration nazis et de la guerre du Vietnam. Preuve que même l’Histoire ne résiste pas à ce relativisme numérique. Plus de doute, on a ouvert la porte de la science-fiction.

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