Laurent Raphaël

L’édito: En toutes lettres

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Certaines croyances résistent à l’usure du temps par la seule force de l’habitude. Comme ces papiers peints décrépis qui ne collent plus aux murs que grâce à la crasse qui s’y est accumulée. Ainsi, chaque nouvelle rentrée littéraire entretient-elle le mythe d’une civilisation du livre inaugurée avec l’invention de l’imprimerie par Johannes Gutenberg vers 1440.

Si l’office de janvier totalise pas moins de 481 romans -peu de stars mais beaucoup de belles découvertes, on vous en dit plus la semaine prochaine dans Le Vif-, c’est que les choses ne vont pas si mal, se rassure-t-on. Certes, c’est un peu moins qu’un an plus tôt (quand le compteur affichait 493 nouveautés) mais ça reste pas mal, surtout pour une « petite rentrée ». Les plus optimistes se persuaderont même que tout va bien (madame la marquise) en invoquant les chiffres records de certains poids lourds de l’édition adulte ou jeunesse -comme si on pouvait juger de la santé de l’économie en alignant les salaires des grands patrons. Ou en énumérant la bonne fortune persistante des classiques au cinéma (Les Quatre Filles du docteur March par Greta Gerwig pour n’en citer qu’un, attendu pour février). Ou encore en pointant l’étonnante vitalité des nouvelles formes de « critique » littéraire, des booktubeurs aux bookstagrammeurs.

Ces contre-feux ne suffisent pourtant pas à dissiper l’odeur tenace de fin de règne. Et ce ne sont pas les emballements médiatiques pavloviens lors de la saison des prix (le Goncourt a toujours l’air d’un animal empaillé sorti du musée quand il fait son apparition contractuelle au JT de France 2 le soir de son couronnement), pas plus que les embouteillages dans les allées de la Foire du livre ou dans la plus grande librairie bruxelloise les dimanches pluvieux qui changeront la donne. Malgré ses lambeaux de prestige, le livre a bien été dévalué comme une vulgaire monnaie.

Dans un monde fru0026#xE9;nu0026#xE9;tique, agitu0026#xE9;, impatient, irascible, exhibitionniste, tout entier centru0026#xE9; sur le plaisir immu0026#xE9;diat, lire est de plus en plus difficile.

Au-delà des chiffres qui confirment froidement le déclin (-4,38% de chiffre d’affaires en moins pour le secteur en 2018 pour la France), ce sentiment de défaite se nourrit aussi de l’impression qu’a en permanence celui qui tient à la chose écrite comme à la prunelle de ses yeux bouffis par le manque de sommeil de nager à contre-courant d’une culture qui impose de nouvelles normes incompatibles avec les valeurs défendues par la littérature: la vitesse contre la lenteur, la superficialité contre la profondeur, l’emporte-pièce contre la nuance, l’émotionnel contre la raison, la punchline contre l’érudition. Dans un monde frénétique, agité, impatient, irascible, exhibitionniste, tout entier centré sur le plaisir immédiat, lire est de plus en plus difficile. Pas seulement à cause de la multiplication des distractions digitales qui parasitent l’attention, mais même physiquement. L’esprit peine à mobiliser les forces nécessaires pour s’immerger dans les mondes imaginaires complexes élaborés dans le cerveau d’un écrivain. Il lui faut désormais du précuit, du prémâché.

Ce mouvement de reflux entraîne sans surprise d’autres effritements collatéraux, comme la perte d’influence dans la cité des intellectuels, ces livres vivants. Tandis qu’à la place surgissent les signes ostentatoires d’une disneyfication de la culture. Dernières matérialisations en date: les immersions en 3D dans l’univers d’un peintre. L’édition n’échappe d’ailleurs pas à cette emprise du divertissement d’autant plus perverse que ses manifestations pourraient passer à première vue pour une célébration authentique de la lecture. Comme avec ces murs tapissés de livres aux couleurs flashy dans les intérieurs chics. Si comme Gwyneth Paltrow, vous cherchez une bibliothèque pauvre en chefs-d’oeuvre mais qui sera du plus bel effet sur Instagram, vous pouvez faire appel à un « library curator ». On s’en fout de la qualités des ouvrages, pourvu que les jaquettes se marient avec le design du canapé. Vidé de son essence, le livre devient ainsi peu à peu un objet pop s’accommodant des impératifs décoratifs de notre monde d’images.

Tout n’est pas perdu pour autant. L’Histoire est faite de cycles. En réaction aux ravages de la junk food on voit bien pousser des magasins bio à tous les coins de rue. On peut donc espérer sous peu un retour en grâce du bouquin papier (car oui, l’objet inscrit l’expérience dans l’espace) pour nettoyer la matière grise engluée dans le cholestérol des loisirs numériques. En 2020, un seul conseil: lisez, lisez, lisez. Lisez pour vous évader, lisez pour résister, lisez pour vous enivrer.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content