Karim Madani retrace l’histoire du mouvement goon

© Éditions Marchialy/Guillaume Guilpart
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Ils sont jeunes, juifs, blancs et déclassés et ils habitent le pire endroit du monde à la fin des années 80: New York. Karim Madani raconte leur enfer dans une langue au flow ravageur. Welcome to the jungle.

Les éditions Marchialy, un an au compteur, nous ont régalés en 2016 avec Tokyo Vice, incroyable épopée d’un journaliste américain enquêtant sur la pègre nippone pour le compte du plus grand quotidien japonais. Une littérature du réel -c’est le credo de la maison- qui combine la force motrice de la fiction et le frisson de la mention « histoire vraie ». Une recette percutante déclinée aujourd’hui à la sauce hip-hop par Karim Madani dans le vibrant Jewish Gangsta.

Celui qui a déjà troussé quelques bios de princes noirs (Spike Lee et Kanye West notamment), et trempé sa plume dans la marmite sanglante du polar (Le Jour du fléau), revient ici sur sa découverte fondatrice de la scène « goon » de New York à la fin des années 90. Pigiste pour les premiers magazines de cultures urbaines de l’Hexagone comme RER ou L’Affiche, il traîne à l’époque ses Adidas chez les disquaires des quartiers louches de Big Apple. Même si le maire Giuliani a entrepris le grand nettoyage en 1994, New York ne ressemble pas encore à un parc d’attractions. Son radar s’affole lorsqu’il tombe sur Legacy, maxi d’un groupe inconnu au bataillon, Non Phixion.

Intrigué par l’usage du terme « goon » et par un flow débarrassé de la quincaillerie sémantique gangsta habituelle (gros flingues, grosses caisses, etc.), Karim enfile son costume de Sherlock Holmes pour remonter la filière. Quelques coups de fil plus tard, passés depuis des cabines qui servent aussi de call center aux dealers du coin, il fait la connaissance de Ill Bill et de sa clique de Juifs blancs de Brooklyn, dont son petit frère Necro, également rappeur mais aussi producteur et réalisateur. Ces Américains du ghetto peu enclins au sentimentalisme vont tout de suite adopter ce jeune Français qui parle comme eux et les tue en citant Lester Bangs, Schoolly D, Big Daddy Kane et Bret Easton Ellis dans la même phrase. « Dans leur esprit, un Français, c’était encore un mec avec un béret et une baguette« , nous raconte l’auteur au téléphone.

À force de côtoyer cet underworld peuplé de braqueurs, de toxicomanes, de crapules et de dealers, parfois les quatre sous la même casquette des Dodgers (le club de baseball local), Karim Madani va accumuler les récits de vie « bigger than life », en particulier sur la période 1989-1994, quand New York explosait tous les records en matière de criminalité, et que la ville ressemblait à un supermarché du crack. Il en gardera trois pour ce journal de bord choral tissé dans les souvenirs plus ou moins maquillés de ces « gonzes » (le terme utilisé pour désigner les membres d’une bande) qui ne se connaissaient pas au moment des faits mais partageaient le même handicap dans leurs océans afro-américains et portoricains respectifs: être blanc et juif. Autrement dit des « goons », ces white trash des villes. Ce qui en fait les héritiers lointains de la Yiddish Connection, surnom donné aux gangsters juifs des années 30 « qui tenaient Brooklyn d’une main de fer« .

La loi de la jungle

Première escale: Farragut, avant-dernier cercle de l’enfer du Brooklyn pré-hipster, avec Ill Bill et son frérot Necro, en 1989. Ils n’ont pas le droit d’acheter de l’alcool ou de voter mais pour ce qui est du trafic de stupéfiants, pas de problème, il n’y a pas d’âge minimum dans les cités, surtout que les parents sont le plus souvent ou morts, ou camés, ou portés disparus. La drogue et le vol sont d’ailleurs les deux filières professionnelles les plus réalistes pour ces laissés-pour-compte du rêve américain. Dans une langue musicale rythmée et nerveuse -« J’ai essayé d’être le moins littéraire possible et le plus proche de la scansion du rap« -, Karim Madani enchaîne les anecdotes qui font ou défont une réputation, comme quand le cadet défie le boss du coin en déversant par la fenêtre les décibels rageurs de Slayer, son groupe fétiche. Une provocation qui ne peut rester impunie. Heureusement pour lui, Necro a les poings acérés et prend le dessus sur son adversaire. Chance aussi, pour une fois, les armes restent muettes. Une audace qui vaudra aux frangins le respect, passeport pour une certaine impunité dans le secteur. Qu’ils mettront à profit pour se faire une place au soleil du rap. « Les gonzes venaient m’écouter rapper et ils n’en croyaient pas leurs oreilles, raconte Necro. Je pouvais aussi bien parler de la rue que de l’apocalypse imminente ou des films de Dario Argento. »

Karim Madani retrace l'histoire du mouvement goon

Non loin de là, et pourtant en territoire ennemi tellement la ville est quadrillée par les gangs rivaux, Ethan Horowitz revient chez lui, c’est-à-dire chez son père, après avoir passé trois ans dans la prison de Rikers. Ce spécialiste émérite du vol de voitures est tombé alors qu’il tentait d' »emprunter » la Pontiac d’un flic taillé comme un quarterback dans les beaux quartiers du New Jersey. S’il n’a plus les barreaux sous les yeux, côté population, c’est du pareil au même. « Les plus gros dealers et une armée de toxicos ont trouvé refuge dans les Brownsville Houses, vingt-sept blocks de six et sept étages. Ça défouraille souvent là-bas quand les lascars s’embrouillent avec les microgangs de Glenmore Plaza, quatre gros bâtiments de dix, dix-huit et vingt-quatre étages, ce dernier étant souvent utilisé pour se suicider ou balancer un mec d’un gang rival par la fenêtre. » Son séjour à l’ombre lui a-t-il remis les idées en place? Pas sûr. En s’acoquinant avec Big Vic-Lo, le leader des Lo-Life, spécialiste des razzias dans les grandes enseignes de l’île (sous-entendu: Manhattan), « des dingues de la marque Polo Ralph Lauren », il change de registre mais pas vraiment de direction.

Originaire du Queens, J.J. joue la troisième partition. L’histoire de cette tête brûlée se confond avec le paysage: création d’un gang, les Cee Jay, plus pour se protéger que pour en tirer profit, embrouilles à gogo avec des bandes rivales, mauvaises rencontres, prison, cavale. Du gâchis sur toute la ligne qui révèle toutefois un sacré tempérament, avec en bonus cette indépendance d’esprit qui semble être la marque de fabrique des « goons », et que l’on retrouve chez Necro dans son goût pour le cinéma bis et d’horreur, ou chez Ethan dans son sens de l’humour bravache, même au pire moment.

Jewish Gangsta se lit comme un polar crépusculaire. Mais aussi comme un traité de sociologie, Madani glissant entre les rafales de son flow quantité d’informations précieuses sur les moeurs et coutumes de cette communauté invisible. Quand on sirotera tranquillement son « latte » à la terrasse d’un bar de Brooklyn, on se souviendra qu’il y a moins de 30 ans, on aurait sans doute entendu siffler les balles.

Jewish Gangsta, de Karim Mandani, Éditions Marchialy, 190 pages. ****

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