Grand Frère, prix Première

© Philippe Rey
Marie-Danielle Racourt
Marie-Danielle Racourt Journaliste livres

Le Prix Première 2018 vient d’être décerné à la Foire du Livre de Bruxelles. Le jury, composé de dix auditeurs choisis par la RTBF, l’a octroyé cette année à Mahir Guven pour son roman Grand Frère (éditions Philippe Rey).

Rappelons que le Prix Première, qui s’inscrit dans la continuité du « Prix littéraire des auditeurs » ou « Prix Point de Mire » qui, déjà en 1983, soutenait la création littéraire et encourageait l’écriture, récompense un auteur francophone dont le premier roman est paru entre l’automne 2107 et février 2018. Né en 1986 à Nantes, de mère turque et de père kurde, tous deux réfugiés, Mahir Guven succède ainsi à Négar Djavadi, et son magnifique Les Désorientales.

« Ainsi était mon frère. Ma couille disparue. Ma moitié. Mort ou vivant, il est avec moi, partout, tout le temps… Il ne s’est pas trompé. Personne ne se trompe. Il a pris une route. Et il aurait pu en prendre une autre. » Azad est le « grand », celui à qui le père reproche sa vie dissolue, la concurrence déloyale des plateformes VTC, pour lesquelles Azad travaille, et sa came. Hakim est le « petit », celui qui est parti en Syrie, l’infirmier modèle, l’ado curieux, idéaliste s’il n’avait connu au quotidien l’injustice qui sévit en France. Entre les deux frères, il y a le père réfugié syrien qui se revendique du communisme, donnant son avis sur tout et n’importe quoi, revendiquant la liberté qu’il prend avec l’Histoire et les histoires, entretenant un français tailladé. Veuf depuis 18 ans (sa femme, la mère des deux enfants, était bretonne), l’homme assume maladroitement le rôle de mère par des grandes bouffes qui excèdent ses deux fils. Le trio bancal se cherche sans se trouver dans une société de plus en plus inégalitaire…

Le décor du Prix Première 2018 est planté. Thème éculé, penseront certains. C’est sans compter sur la manière dont l’aborde Mahir Guven. Car l’auteur ne se contente pas de nous ressasser une ixième version d’un départ au Djihad: il va plus loin. Sans préjugé, il analyse tout ce qui se passe dans le cerveau d’un jeune qui a sa place dans la société française sans pourtant jamais pouvoir s’y intégrer totalement à cause de son statut de « métèque ». Être hybride, il cherche à donner un sens à sa vie, dans une perspective humaniste. Mais il faut faire avec la réalité du terrain, les influences, les aléas du projet initial. Et le « grand », du fond de sa « carlingue », imagine un autre monde où sa mère serait toujours là, où il y aurait d’autres alternatives que faire profil bas ou prendre les armes. Alors il courtise assidument la « Marie-Jeanne qui a redonné un souffle à sa vie » et lui permet de survivre, prétextant que cette drogue favoriserait l’inspiration indispensable pour s’évader de son huis clos oppressant et attendre le retour du « petit ».

L’auteur a pris le parti d’utiliser le langage beur, avec un glossaire bien utile en fin d’ouvrage, pour se rapprocher de l’état d’esprit des protagonistes. Le lecteur jugera de la pertinence du procédé. L’utilisation de deux points de vue narratifs, celui du « grand frère » et celui du « petit frère », permet aussi à Guven de contraster les caractères et de souligner leurs visions respectives du daron, pour qui « il n’y a que les rebeus du Moyen-Orient qui comptent, le reste c’est de la photocopie« . Le style haché, sec, proche de l’oral est percutant, même si l’on y décèle parfois aussi quelques envolées poétiques. Et puis, il y a la chute du livre -géniale- qui a le don de nous secouer et d’inciter à la réflexion.

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