Laurent Raphaël

Édito: Train de vie

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

En rentrant de Paris l’autre jour, on a eu droit à une de ces scènes improbables dont le Thalys a le secret.

En rentrant de Paris l’autre jour, on a eu droit à une de ces scènes improbables dont le Thalys a le secret, et qu’un humoriste en embuscade aurait immédiatement incorporée à son nouveau spectacle, ou un écrivain facétieux de la trempe d’Adam Thirwell (lire son interview dans le Focus du 12 février) intégrée à sa nouvelle comédie acide. Deux femmes flirtant avec la cinquantaine malgré de coûteuses tentatives -aussi bien chirurgicales que vestimentaires- de camoufler la trahison du temps, occupaient les places du milieu de la rame, là où les sièges se font face, conversant en anglais à un niveau de décibels qui justifie à lui seul l’instauration de zones de silence. Après un quart d’heure de babillage de la plus haute importance, le duo sembla s’essouffler, chacune en profitant pour plonger dans l’écran de son iPhone à la coque pavée de pierres précieuses à rendre jaloux un diamantaire anversois.

On pensait en avoir fini avec la pollution sonore quand l’une des deux amies, celle qui passait de l’anglais au français avec une souplesse de soprano, se rendit compte qu’elle n’avait pas reçu le code lui permettant de capter le Wi-Fi. Un privilège que son statut de navetteuse certifiée lui assure pourtant noir sur blanc, comme elle ne se priva pas de le faire savoir à la cantonade. On aurait dit un aveugle soudain privé de sa canne blanche. Mais avec en plus la moue d’un chef au moment où le commis renverse la casserole pleine de homards. Le premier contrôleur qui eut le malheur de montrer le bout de son képi se fit promptement alpaguer et sommer de réparer cette injustice à côté de laquelle les 18 ans de prison de l’infortuné Steven Avery, accusé à tort de viol comme le raconte brillamment le documentaire choc Making a Murderer diffusé sur Netflix, passent pour une peccadille. Le seul maître à bord après Dieu lui expliqua diplomatiquement qu’il ne pouvait rien faire pour elle. Il fallait appeler le service clientèle au numéro gratuit pour régler le problème.

Avec force grimaces masquant difficilement des envies de meurtre, elle accepta le verdict. Mais s’empara aussitôt de son smartphone plus éblouissant qu’un phare de berline pour composer le numéro du SAV. Contacter un call center sur le plancher des vaches, le téléphone à portée d’antenne, n’est déjà pas simple, mais le même exercice dans un train lancé à 300 à l’heure, avec des trous dans la couverture grands comme la forêt de Soignes, c’est comme de tenter de joindre Kim Jong-Un en personne. Une fois, deux fois, trois fois Madame Sans-Gêne fut interrompue au milieu de sa conversation, le niveau de pigmentation sur ses joues et son front grimpant chaque fois d’un cran. La chance finit par lui sourire. Elle put plaider ou plutôt crier sa cause à un opérateur bienveillant formé à la self-défense verbale. Les passagers aux alentours immédiats qui ne s’étaient encore retranchés à l’abri de leurs écouteurs redoutaient un nouveau coup de théâtre. Du genre: « Il nous faut le numéro à dix chiffres qui se trouve sur le document où est repris votre code Wi-Fi ». La machinerie administrative ne dérailla heureusement pas, et l’employé modèle lui communiqua le sésame tant convoité, accueilli avec un sourire triomphant. A ce moment-là la silhouette massive de l’usine Audi de Forest se dessinait déjà sur le ciel gris. La gare du Midi était à portée de vue et sûrement d’une borne Wi-Fi gratuite…

Morale de l’histoire: dans un monde qui a fait de nous des enfants technologiquement gâtés, il est devenu très difficile de se satisfaire de ce qu’on a sous la main: une amie, un livre, un paysage, une famille. On se contentait de peu à une époque, aujourd’hui on se contente difficilement de beaucoup. La frustration nous accompagne partout, tout le temps, comme un animal domestique capricieux. Et imprévisible par-dessus le marché. Une coupure de courant, une panne de réseau et c’est la crise d’angoisse. Avec ces chaînes mentales dans les parages, il y a un train qu’on ne risque en tout cas pas de prendre, c’est celui du bonheur…

Dans un monde qui a fait de nous des enfants technologiquement gâtés, il est devenu très difficile de se satisfaire de ce qu’on a sous la main.

En kiosque dès le 11 février 2016.
En kiosque dès le 11 février 2016.© Focus Vif

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content