Des BD pour apprendre la BD

© YUIO/ÉD. EYROLLES
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

La bande dessinée est un métier qui peut s’apprendre en lisant des BD. Le Namurois Yuio, auteur et prof à Liège, publie ainsi un « mode d’emploi en BD » bienvenu mais pourtant rare dans l’édition francophone. Une exception culturelle.

Il n’est pas rare et même courant, précarité de leur métier oblige, que des dessinateurs, scénaristes et auteurs de bande dessinée soient aussi, en même temps, animateurs d’ateliers, professeurs dans des académies ou des écoles spécialisées, pour enseigner les bases du dessin, du scénario ou du neuvième art.

En revanche, il est plus rare que ces deux métiers se rejoignent et fusionnent pour créer ce qui tient à la fois d’une « vraie » bande dessinée, et d’un cours sur l’art de la pratiquer – une niche éditoriale elle-même très rare dans le monde de la BD franco-belge, au contraire des deux autres grands pôles de la discipline que sont les Etats-Unis et le Japon, où l’on trouve moult exemples de « livres techniques » consacrés au dessin et à cet art multiple qu’est la bande dessinée – livres techniques qui deviennent parfois, aussi, de grands romans graphiques (lire l’encadré ci-dessous).

Rare donc, mais pour une fois bien de chez nous, puisque le Namurois Etienne Simon, Yuio de son nom de plume et de dessin, s‘est frotté à l’exercice, en publiant il y a quelques semaines un mode d’emploi de la BD en BD (1). Un outil qu’il a eu l’occasion de tester in vivo, dans ses propres cours.

Je vois cet album comme un livre de recettes: il y a des bases, une grammaire à suivre, mais c’est le lecteur qui finira le plat.

« Cela faisait quelques années déjà qu’avec mon collègue Fifi, à Saint-Luc Liège, nous réalisions des pages et des planches pour bien illustrer nos cours sur le sens de la lecture, la perspective, la narration, les trames…, expose Yuio. Des petites histoires qu’on imprimait cheap et pas cher, dont on faisait des fanzines, et dont on nous disait souvent « il faudrait en faire quelque chose ». Dans le genre, sans oser me comparer, il y avait L’Art invisible de Scott McCloud, mais qui est vraiment dans la thèse et la démonstration, ou L’Apprenti mangaka, de Akira Toriyama, mais qui avait fait, lui, le choix d’être très basique et amusant, et en même temps tellement clair et limpide. En essayant d’être entre les deux, je me suis dit qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Il fallait juste que je me le permette, malgré mon syndrome de l’imposteur, qui me poursuit encore: à mes étudiants, aujourd’hui, j’amène le livre, je le laisse en consultation, mais je ne leur demande pas de l’acheter. Même si tout ce que j’expliquerai en classe se trouve dans cette bande dessinée. »

Dès 1913, l'américain Edwin George Lutz éditait ses premiers how-to books consacrés au dessin, à l'animation ou au comics.
Dès 1913, l’américain Edwin George Lutz éditait ses premiers how-to books consacrés au dessin, à l’animation ou au comics.© DR

Transmission et perte de savoir

Création des personnages, codes visuels, harmonie des couleurs, ligne d’horizon, lettrage, décor, types de plan… Tout le B.A.-BA de la BD est ici détaillé en 126 planches mêlant la théorie à la pratique « dans une forme assez nouvelle dans notre catalogue », nous a à son tour précisé Nathalie Tournillon, l’éditrice de Yuio aux éditions Eyrolles, basées à Paris. L’un des rares éditeurs spécialisés dans le livre technique et les guides pratiques autour du dessin et de la BD – le projet de Yuio fut d’abord refusé par la plupart des éditeurs « classiques ». Eyrolles consacre ainsi, dans son catalogue « loisirs créatifs », entre la vannerie, la céramique ou les arts de la table, cinq à dix livres par an au dessin, à l’animation ou au manga, plus rarement à la BD franco-belge – et là aussi encore plus rarement réalisés par des auteurs francophones.

Le Namurois Etienne Simon, Yuio de son nom de plume et de dessin.
Le Namurois Etienne Simon, Yuio de son nom de plume et de dessin.© DR

« La maison existe depuis 1925, raconte Nathalie Tournillon, mais ce n’est qu’au début des années 2000 que l’intérêt pour les livres pratiques autour du dessin, et surtout du manga, a explosé: nous avons été les pionniers avec Le Dessin de manga, édité au Japon six ans plus tôt, et qui est devenu un de nos très grands succès, le premier volume s’est vendu à 68.000 exemplaires, le second à 66.000, depuis 2002 (NDLR: la collection compte désormais 12 volumes). L’ambition a toujours été de toucher autant l’amateur que le professionnel, au-delà des catégories d’âge: beaucoup d’adultes ont renoncé avec regret au dessin, et s’y remettent avec ce type d’ouvrages qui n’existait pas ou très peu auparavant. Nous avons aussi édité toute une collection de manuels, chacun se consacrant à un des métiers de la BD: la création d’univers, l’écriture de scénario, le lettrage, la couleur, l’encrage… C’était la première fois que l’on disséquait autant ce métier qui en contient plusieurs. Mais c’est vrai que nous nous appuyons beaucoup sur des éditeurs partenaires, anglais, japonais ou américain. »

Et Nathalie Tournillon d’avancer une explication sur le manque d’enthousiasme des auteurs et éditeurs francophones à décortiquer leur métier: en France, comme en Belgique, et même si l’enseignement du dessin et de la bande dessinée est devenu chose commune, « il y a encore cette croyance, cette conviction, que le dessin tient avant tout de l’inné, du talent de base, et il y a en réalité peu de transmission de ce que les Anglo-Saxons considèrent comme un métier. Dans ces pays-là, il y a moins de « perte de savoir » et on est moins réticent, comme on peut l’être ici, à dire et montrer comment on dessine. »

Des BD pour apprendre la BD
© EYROLLES

Un métier ou un art?

De fait, l’histoire de la BD japonaise ou américaine est riche en livres théoriques sur cet art étrange mêlant dessin et narration: dès 1913, l’américain Edwin George Lutz éditait ses premiers how-to books consacrés au dessin, à l’animation ou au comics, tel un What to draw and how to draw it de toute beauté, et Yuio aime à citer Andrew Loomis, « un illustrateur américain qui a publié une série de livres sur l’apprentissage du dessin qui sont devenus des références pour de nombreux auteurs de comics actuels, comme Successful Drawing (NDLR: publié pour la première fois en 1951). Mais ses livres ne sont pas traduits en français. »

Des BD pour apprendre la BD

En français, par contre, peu de tentatives de raconter la BD en BD: un Comment dessiner? signé Zep et Tebo paru chez Glénat, un Bande dessinée, apprendre et comprendre réalisé en 2006 chez Delcourt par Lewis Trondheim et Sergio Garcia, une pléthore de livres théoriques entre esthétique et sémiotique comme Système de la bande dessinée du spécialiste Thierry Groensteen, quelques opus arty et indé qui tordent le cou aux codes de la discipline, tel Ilan Manouach et son Abrégé de la BD franco-belge uniquement basé sur des phylactères et onomatopées, mais pour le reste, peu d’oeuvres à la fois pro et grand public pouvant se mesurer à un Will Eisner ou à un Scott McCloud. La faute à nouveau à ce changement de paradigme entre un métier qui s’apprend et un art qui s’exprime: « Notre but à nous est de faire de nos étudiants des auteurs, conclut Yuio, avec leur propre part de créativité et leurs propres références, qui sont personnelles à chacun. Il y a des lignes de fond, mais elles sont très ouvertes. C’est pour ça que je vois cet album comme un livre de recettes: il y a des bases, une grammaire à suivre, mais c’est le lecteur qui finira le plat. Je lui propose une tarte au sucre, mais s’il préfère la cassonade, c’est comme il veut! »

(1) Dessiner, illustrer – Mode d’emploi en BD, par Yuio, éd. Eyrolles, 128 p.

Quatre incontournables

Franquin/Jijé – Comment on devient créateur de Bandes dessinée (1969)

Le meilleur livre sur la BD franco-belge, avec les meilleurs auteurs de BD franco-belges, n’est pas une bande dessinée, mais un recueil d’entretiens menés par Philippe Vandooren, toujours culte aujourd’hui – il a d’ailleurs été réédité récemment par Niffle dans un nouveau format. André Franquin et Joseph Gillain, dit Jijé, y échangent entre amis leurs secrets de fabrication, l’un sur le dessin humoristique, l’autre sur le dessin réaliste. Et ça reste passionnant, plus d’un demi-siècle après sa première parution.

Des BD pour apprendre la BD

Akira Toriyama – L’Apprenti mangaka (1984)

Le manga vous démange? Oubliez tous les mauvais tutos en ligne et les leçons indignes, et abreuvez-vous à la source: dès 1982 dans le magazine Jump, et juste avant de se lancer dans la réalisation d’un certain Dragon Ball, le mangaka Akira Toriyama se lançait dans un shonen s’apparentant à un recueil de leçons de BD japonaise aussi précieux qu’hilarant, dans lequel il décortiquait toutes ses techniques de narration. Une référence, qui attendra 1997 pour paraître en français, chez Glénat.

Des BD pour apprendre la BD

Scott McCloud – L’Art invisible (1993)

Qui dit BD sur la BD pense tout de suite à L’Art invisible de l’Américain Scott McCloud, somme et essai sur la bande dessinée en bande dessinée devenu culte et phénomène d’édition. On oublie tourtefois souvent d’en citer les deux suites, Réinventer la bande dessinée en 2000 et Faire de la bande dessinée en 2006, tout aussi indispensables aux amateurs.

Des BD pour apprendre la BD

Will Eisner – Les Clés de la bande dessinée (2009)

L’auteur culte du Spirit, et quasi-inventeur de la graphic novel outre-Atlantique, mort en 2005, publia quinze ans plus tôt deux ouvrages de référence en la matière, La Bande dessinée, art séquentiel et Le Récit graphique qui mêlent admirablement la théorie à la pratique. On peut encore les trouver réunis et en français dans Les Clés de la bande dessinée, chez Delcourt.

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