Culture avec un grand C contre production de contenus: un jour, il va falloir choisir

Petit Paul, de Bastien Vivès © Glénat / via twitter.com/bastienvives
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Un problème majeur de notre époque: la nuance ténue entre culture et contenu. Une nuance très discutable, mais où différences d’ambitions, de direction, d’attentes et de buts entrent très certainement en ligne de compte. Avec souvent aussi un gros malaise à la clé. Illumination des âmes et tsunami de bullshit, c’est le Crash Test S04E07.

Que l’on soit charmé ou outré par l’album porno du dessinateur Bastien Vivès peut être source de débat. De débat que je trouve personnellement inutile et même carrément rance du côté de l’opposition, mais bon, je peux comprendre que des crobars de gamins montés comme des ânes fassent jaser. Faire jaser étant probablement le but principal de cette entreprise éditoriale. Comme le dit Laurent Raphaël dans son dernier édito, il semble en effet indiscutable que cet album de bandes dessinées érotiques sorti par Glénat n’existe qu’en tant qu’« offensive éditoriale faussement subversive », née de « l’association entre un éditeur familial, une ex-star du porno et la moitié priapique du dessinateur le plus cool du moment ». Je n’ai pas lu, ni même feuilleté ce bouquin. Peut-être est-il sympa? Peut-être est-il d’une affligeante nullité? Je n’en sais rien, je ne suis pas pressé de le savoir et ce n’est de toute façon pas le sujet de cette chronique. L’un des sujets de cette chronique, c’est que si on fait un schéma sur un tableau dans une classe d’école avec un cercle englobant tous les trucs dernièrement sortis en librairies et dont les gens parlent (L’Arabe du Futur 4, Mona Chollet, Éric Zemmour, Bastien Vivès…) et que l’on me situe par rapport à ça, je suis alors le tout petit point dans le grand carré sur le mur des toilettes de cette même école.

Je dis ça juste pour me situer. Je ne ressens aucune fierté du fait que mes lectures soient aux antipodes de la hype. C’est comme ça. C’est tout. Là, je suis en train de lire Le Livre de la mer de Morten A. Stroknes, un récit de pêche au requin entre la Norvège et le Groenland, et je viens sinon de m’acheter en poche Le Lièvre de Patagonie, la première autobiographie de Claude Lanzmann. Devraient suivre The Minds of Billy Milligan de Daniel Keyes et un reportage de Matthew Collin sur les radios libres en ex-Yougoslavie durant la guerre des années 90. Voilà ce que j’ai dernièrement « crate-diggé », comme disent les fouilleurs de bacs à disques et je n’utilise pas cette comparaison au hasard. Tout le temps que je passais jadis chez les disquaires, toutes ces fouilles fiévreuses sont aujourd’hui dédié(e)s aux livres. Je fréquente vraiment beaucoup les librairies et je fréquente TOUTES les librairies: les grosses chaînes impersonnelles, les petits indépendants proprets, les soldeurs poussiéreux, les Petits Riens… J’aime ça, mais il y a juste un problème, un gros: de plus en plus, pas partout mais quand même souvent, lorsque j’entre dans une librairie, je dois d’abord traverser un mur de cynisme avant d’atteindre des rayons où je suis plus susceptible de trouver mon bonheur. Ce que je veux dire par là, c’est que lorsque j’entre dans une librairie, je suis hyper-réceptif. Il m’arrive certes de m’y rendre avec des idées précises de ce que je veux, de ce que je recherche, mais le plus souvent, j’entre là en étant prêt à me faire séduire par l’inattendu et mes antennes sont hyper vulnérables aux influences externes. C’est-à-dire que si j’y entre avec, par exemple, l’envie d’un récit de poivrot camé bagarreur à la Bukowski mais que quelque chose me dévie de cette idée, je vais très probablement en ressortir avec des ouvrages sur les défis de l’intelligence artificielle, un classique de SF psyché oublié et un reportage gonzo sur les inventeurs d’antivirus informatiques soupçonnés de meurtres. Et j’en serai très, très content.

Bref, je continue de fréquenter les librairies comme si le secteur n’était pas en crise, comme si les éditeurs continuaient de ne sortir que des livres qu’ils jugent utiles à l’illumination des âmes humaines et que les libraires vous conseillaient toujours un bon vieux Arthur C. Clarke à 5 balles plutôt que d’essayer de vous faire repartir de leurs commerces avec 40 euros de livres « dont on parle à la radio ». Peut-être que je me trompe, peut-être que ça a toujours été comme ça mais j’ai l’impression qu’en ce moment dans bon nombre de librairies francophones belges, la variété de choix s’est en fait drôlement restreinte. Ce qui y est mis en avant, ce qui est là pour se faire capter par mes grandes antennes, ce sont surtout des pamphlets politiques de croulants de droite et de croulants de gauche, des polars génériques, du self-help bien neuneu ainsi que tout ce qui de près ou de loin ressemble à du féminisme et à de l’écologie politique. Et des bédés avec des grosses bites et des souvenirs de jeunesse d’Arabes bretons, donc. C’est d’autant plus ennuyeux que ces livres n’ont l’air d’être là non pour être lus mais bien pour que l’on parle d’eux.

Attention, j’aime bien Riad Sattouf. L’Arabe du Futur, c’est sympatoche. Mais est-ce vraiment indispensable de tirer ce genre de souvenirs anecdotiques en longueur? Et Bastien Vivès, hein? Sa petite paillardise peut-elle apporter au monde davantage que dans les poches de Glénat? C’est quoi, son utilité? Son apport au schmilblick? Zemmour, n’en parlons pas. Ça sert à quoi d’encore sortir des livres de Zemmour, sinon à ramasser la thune des 65+ persuadés qu’une saucisse halal à la cantine reste le plus court chemin vers le prochain Bataclan? Quant à Mona Chollet, on y reviendra sans doute ici un jour parce que je le feuillette et qu’il a vraiment l’ambition de changer le monde, celui-là, mais quoi de plus cynique, malgré tout, qu’un bouquin largement imprégné de pop culture et de mythes ancestraux signé par quelqu’un qui ne maîtrise visiblement ni la pop culture, ni les mythes ancestraux, et fait malgré tout entrer ce gloubiboulga au burin dans une vision politique de la société elle-même pas fort subtile?

Je vais oser une comparaison qui passera très certainement elle aussi pour une pirouette mal maîtrisée. Et si le problème dépassait en fait très largement le cadre des librairies et de l’édition? Et si le malaise ressenti venait surtout du fait que ceux qui décident quoi proposer au public considèrent désormais leurs propositions non plus comme relevant de la culture, avec pour but ultime une connaissance éclairée, mais plutôt comme n’étant que de la « production de contenus », avec pour simple but l’occupation des pensées et des débats, ainsi que l’alimentation du cashflow? Cette tendance-là est globale. Elle touche tout, elle salit tout, du journalisme au cinéma, de l’édition à la politique. Bien entendu, la nuance entre culture et contenu est ténue, mal définie et très discutable. Disons que moi, je pense que ce qui sépare l’une de l’autre tient peut-être tout simplement du degré d’exigence. Dans les exemples cités, si on vivait dans une sphère culturelle idéale, on exigerait ainsi de Mona Chollet qu’elle se montre moins brouillonne dans son bouquin et que celui-ci soit davantage factchecké, d’Éric Zemmour qu’il ferme son claque-merde une bonne fois pour toutes et de Riad Sattouf et Bastien Vivès qu’ils se montrent un poil plus ambitieux et aventureux, peu importe le retour sur investissement. Et puis, puisque la meilleure illustration de la transformation de la culture en contenu vient de Netflix, on pourrait aussi parler de cette manie de la plateforme de se payer du personnel cinématographique en principe bon (Paul Greengrass, Bong Joon-ho, Duncan Jones, Macon Blair…) pour accoucher de résultats le plus souvent bizarres et ratés; comme si une bonne direction artistique importait désormais moins que la discussion que ces ratés allaient générer. Voilà bien une politique que je crains donc généralisée. Parlant toujours du Petit Paul de Bastien Vivès, Laurent Raphaël terminait son édito en comparant l’album à une « sorte de version Instagram de la satire ». Je dirais même plus: c’est probablement la pratique de Facebook, Twitter et Instagram qui fait justement que le degré d’exigence ait baissé, que la parole maladroite et le propos à l’emporte-pièce semblent désormais plus « vrais » et valides que le plus réfléchi, le plus édité, le plus factchecké. Prôner, impérativement, un retour de l’exigence dans la culture, ce n’est donc pas sale ni nazi. C’est simplement demander de remettre la barre à la hauteur où elle se trouvait encore il y a 15 ou 20 ans. Juste avant le tsunami de bullshit.

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