Blanc autour, noir dedans: une BD nécessaire à plus d’un titre

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Deux auteurs blancs et français racontent la première tentative d’école pour jeunes filles noires aux USA. Un fait réel aux allures de conte moderne, et nécessaire à plus d’un titre.

En 1832, la petite ville de Canterbury, dans le Connecticut, pouvait être qualifiée de « charmante et pittoresque »: une petite communauté religieuse sympathique et soudée, des habitants qui se connaissent et s’entraident, une école de jeunes filles bien tenue par sa directrice Prudence Crandall, et des adolescentes qui ont soif de connaissance, comme Sarah. Sauf que Sarah est noire. Et en 1832 à Canterbury – même si l’esclavage n’y est plus de mise, 30 ans avant son abolition dans tous les États-Unis-, les Noirs, on les accepte s’ils restent à la place que la communauté et l’État ont daigné leur accorder. Les braves habitants de Canterbury vont donc menacer de retirer leurs filles de l’école si la jeune Sarah y est admise. La directrice ne se laissera pas faire et créera même la première école pour jeunes filles noires du pays, déclenchant une vague de haine qui la mènera jusque devant la Cour Suprême, le tout dans un environnement qui n’aura plus rien de charmant ni de pittoresque. Et qu’on se rassure, ce Blanc Autour n’a rien de la leçon d’Histoire un peu lourde. Le duo Wilfrid Lupano-Stéphane Fert en a au contraire tiré un conte moderne au graphisme tout en douceur et pastel. De quoi faire passer cette pilule amère comme une douce pâtisserie, et cet acte presque militant en un excellent album de BD.

« Lâcher le côté historico-historique pour réutiliser le récit sous la forme d’un conte, c’est une manière de faire que j’avais déjà explorée avec Le Singe de Hartlepool, souligne Wilfrid Lupano, scénariste à la fois exigeant et à succès, entre autres avec Les Vieux Fourneaux. Ce que j’aime, c’est aller chercher un sujet de 1832 qui trouve un écho, une résonance, a minima pour aujourd’hui, voire pour demain. Et cette histoire m’est venue il y a cinq ou six ans, je projetais de faire le portrait croisé de deux abolitionnistes, l’un blanc, bourgeois, très éduqué et légaliste, l’autre esclave évadé, autoéduqué et partisan de l’insurrection, convaincu que les noirs devraient arracher leur liberté par la force. Deux visions et méthodes inconciliables, et pourtant les deux ont soutenu l’école Crandall. Quand je suis tombé là-dessus, ça a fait tilt: c’est cette histoire-là, largement inconnue, qu’il fallait raconter. » Soit les balbutiements d’un afro-féminisme naissant, et surtout le repli identitaire qu’il fait naître dans une communauté blanche et patriarcale. De fait, le sujet reste d’une triste actualité: « J’ai des amis qui travaillent dans une association d’accueil aux migrants qui organise des cours d’alphabétisation pour mineurs, raconte le scénariste. Au moment où j’écrivais la scène du caillou jeté par la fenêtre de l’école, ils m’expliquaient que ça leur arrivait une fois par semaine! 190 ans plus tard, on continue de jeter des cailloux aux Noirs qui s’éduquent! Ce qui a changé, ce sont évidemment les proportions: ici, on a sans doute à faire à des crétins isolés, alors qu’à l’époque, ils ont tous envie que ça s’arrête: la ville, la région, l’État et toute la structure judiciaire qui va jusqu’à la Cour Suprême de l’État! Ce ne sont pas trois gogols qui jettent une pierre. Mais les mécanismes perdurent. »

Blanc autour, noir dedans: une BD nécessaire à plus d'un titre

Pas de « white savior »!

Reste la question qu’on pensait délicate, mais que le duo attendait: n’est-il pas étonnant de voir deux auteurs mâles, blancs et français s’emparer d’une histoire de filles, noires et américaines, et surtout, de raconter ce Blanc Autour à hauteur de vue desdites jeunes filles noires? « Au contraire« , plaident les deux. « En tant qu’auteur, j’ai besoin de faire ce travail de déconstruction, insiste le scénariste. Mon premier réflexe fut d’abord de vouloir raconter l’histoire de Prudence Crandall, une Blanche qui « sauve » des Noirs, alors que non, il fallait raconter l’histoire de ses élèves. Mais je n’aurais pas eu cette idée-là sans un certain éveil, une conscientisation venue de l’extérieur, de militants qui m’ont fait prendre conscience, par exemple, de l’invisibilisation des Noirs dans la fiction et en particulier la bande dessinée. » « Le principe porte même un nom« , embraie le dessinateur Stéphane Fert qui s’était déjà posé la question de la représentation des genres dans le conte de fées avec Peau de mille bêtes voici deux ans: « On appelle ça le white savior narrative, quand une fiction évoque le combat de minorités du point de vue du héros blanc -et le cinéma en est truffé. » « Il y a une nécessité aujourd’hui d’injecter rapidement dans la bande dessinée de nouveaux personnages et de nouvelles thématiques si l’on veut vraiment que les minorités se sentent concernées et en lisent, conclut Wilfrid Lupano. Et peu importe la gueule et l’origine de l’auteur: si la BD a bien une vertu, c’est que le grand public ne retient pas le nom des auteurs; nos livres sont plus forts que nous!« 

Blanc Autour, de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, Éditions Dargaud, 144 pages. ****

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