Au coeur de Harlem avec Jake Lamar

Jake Lamar est né et a grandi dans le Bronx. Il vit à Paris où il enseigne l'écriture à Sciences Po. © GETTY IMAGES
Philippe Manche Journaliste

Jake Lamar rend hommage au jazz et à Chester Himes avec le truculent Viper’s Dream. Il y convoque Monk et Miles Davis dans un Harlem en pleine mutation. Le tout jalonné d’une poignée de meurtres et de trafics en tous genres. Entretien.

C’est l’histoire de Clyde Morton. Qui croit en sa bonne étoile, quitte son Alabama natal persuadé de briller sur la scène d’un club de Harlem et devient le bras droit d’un parrain local évoluant sous le terrifiant sobriquet de Viper. Le trafic de marijuana qu’il gère le fait côtoyer tous les grands musiciens de jazz de l’époque et la baronne de Koenigswarter, fille de Charles Rothschild, figure emblématique de la scène bebop des années 50 et 60. Viper’s Dream s’appuie sur les ressorts d’un polar savoureux et enjoué et Jake Lamar de peindre non sans poésie ni mélancolie le portrait d’une sacrée époque.

C’est de votre affection pour le jazz qu’est né Viper’s Dream?

Elle y est pour beaucoup, mais pas uniquement. J’ai commencé le livre en 2012, qui a d’abord existé en feuilleton radiophonique mais sous une autre forme que le roman. À l’époque, je lisais beaucoup Chester Himes. Il y a donc aussi mon affection pour lui. C’est vers cette époque que je découvre le livre de Pannonica de Koenigswarter Les Musiciens de jazz et leurs trois voeux. Nica, c’était son surnom, a commencé à poser cette question à tous les musiciens qui traînaient chez elle, au Cathouse, et elle les prenait en photo. Je ne connaissais le Cathouse que de nom grâce à ma passion pour Thelonious Monk, qui y a vécu les neuf dernières années de sa vie. J’ai donc intégré le personnage de Nica dans le roman et tous les voeux que je glisse dans la bouche des musiciens sont issus du livre. J’adore celui de Miles Davis. Il n’en a choisi qu’un: « Être blanc« .

Tout comme les romans de Chester Himes avec Ed Cercueil Johnson et Fossoyeur Jones, l’action de Viper’s Dream se déroule essentiellement à Harlem. Qu’est-ce qui vous fascine dans ce qu’on appelait « la capitale noire de l’Amérique »?

L’évolution de la musique en même temps que la transformation du quartier. C’est une période très riche musicalement et de transition si on part des big band de Duke Ellington et de Count Basie jusqu’au bebop de Charlie Parker et Dizzie Gillespie des années 40 pour arriver à quelque chose de plus complexe dans les années 50 avec Miles Davis, Monk ou John Coltrane. Tout cela en 25 ans. Harlem était aussi un endroit très attirant pour les Blancs. Tout a changé avec les émeutes de Harlem en 1943, lorsqu’un policier blanc a tué un soldat noir. Ensuite, les Blancs ont eu peur de se rendre dans le nord de ville et toute la scène jazz a déménagé à Manhattan. Harlem s’est appauvri, s’est isolé. Je voulais capter cela aussi. La grande différence entre l’oeuvre de Himes et Viper’s Dream, c’est qu’avec Himes, le lecteur est plongé dans la folie et dans la violence de Harlem. Je voulais une perspective plus vaste et historique. C’est pour ça que dans le premier chapitre, je dresse une petite histoire des tribus successives de Harlem. Ça commence avec les Amérindiens en passant par les Néerlandais, les Anglais, les Juifs, les Italiens jusqu’aux Noirs et aux Latinos. Ces tribus étaient définies par l’ethnicité, et c’est très new-yorkais d’ailleurs cette identité ethnique si vous pensez à certains quartiers comme Chinatown ou Little Italy.

Au coeur de Harlem avec Jake Lamar

Est-ce que New York vous manque?

Pas vraiment, non. Je suis très bien installé à Paris depuis 28 ans. New York, c’est parfait quand vous êtes jeune parce que la ville est hyper speed. Quand j’ai commencé à écrire des livres, quand j’avais besoin d’un peu plus de temps pour laisser la place à la réflexion et à la contemplation, c’est devenu trop hystérique pour moi. Ceci dit, j’ai eu une parenthèse entre New York et Paris dont je ne parle pas très souvent. J’ai vécu trois ans dans l’État du Michigan dans les années 90, lorsque j’étais en train d’écrire Bourgeois Blues (autobiographie parue en français sous le titre Confessions d’un fils modèle chez Rivages/Poche, NDLR). En 1989, j’avais quitté mon boulot au Time Magazine et reçu le contrat pour le livre mais après un an, je n’avais plus d’argent. J’avais une copine qui était étudiante à l’Université du Michigan à Ann Arbor, en plein milieu des États-Unis. J’ai donc déménagé et ce n’était pas évident pour l’animal urbain que j’étais, mais c’était très bien pour écrire. J’ai terminé Bourgeois Blues et commencé à travailler sur Nous avions un rêve. Avec Confessions d’un fils modèle, j’ai gagné le Lyndhurst Prize. Prix qui m’a rapporté une bourse pour trois ans. J’ai donc reçu un chèque en 1992, 1993 et 1994. Ma relation avec ma copine s’est détériorée. C’était l’opportunité pour tenter l’aventure à Paris.

Pour revenir à Viper’s Dream, vous faites un parallèle entre des peintres et des musiciens de jazz. « Count Basie, c’est Degas« , écrivez-vous. « Miles Davis, Picasso, et John Coltrane c’est Matisse« . Parce que le jazz comme la peinture sont deux formes extrêmement libres?

J’adore l’art. Dans mon roman Postérité, j’invente une peintre new-yorkaise d’origine hollandaise. J’ai mis cette théorie dans la bouche d’un personnage qui m’est sans doute venue lorsque j’étais au musée d’Orsay même si elle germait en moi depuis bien longtemps. Mais oui, la transformation dans la peinture, disons de l’impressionnisme au modernisme, fait écho à la transformation dans le monde de jazz de’Ellington à Coltrane.

Viper’s Dream de Jake Lamar, éditions Rivages/Noir, traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas, 250 pages. ****

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