Alper Canigüz: « J’ose dire que c’est vraiment le bordel à Istanbul »

Istanbul et sa mosquée bleue, sur le Bosphore. © REUTERS/Murad Sezer
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le Stambouliote Alper Canigüz déjoue les genres et les pronostics avec son Agence secrète, oeuvre à la fois inclassable, hilarante et tragique. Rencontre avec un auteur qui s’avère tête de pont davantage que tête de Turc.

On ne l’avait pas vue venir, cette Agence secrète. On était même en droit de penser, vu le succès critique de L’Assassinat d’Hicabi Bey et de Une fleur en enfer, que le troisième roman traduit du Turc Alper Canigüz serait logiquement la suite de ce qui doit être une trilogie, consacrée au petit Alper Kamu, le détective le plus jeune (5 ans) de toute l’histoire des détectives et des romans policiers. Or pas du tout: L’Agence secrète n’a (presque) rien à voir et s’affirme comme une parenthèse enchantée et un brin délirante. « J’ai écrit ce roman-ci il y a presque dix ans, nous expliquait l’auteur au récent Quais du Polar de Lyon. Avant Une fleur en enfer, et avant même que je ne décide que les aventures d’Alper formeraient une trilogie. Je venais de divorcer, j’avais envie d’écrire une histoire d’amour très triste, mais aussi amusante, qui ne serait ni un « vrai » roman policier, ni une histoire fantastique. Mon éditeur m’a d’ailleurs dit que c’était la chose la plus difficile à faire avec ce livre: le cataloguer et le placer dans une case précise. C’est peut-être là que réside le lien avec mes autres romans, en plus de mon goût assumé pour la tragi-comédie: ils sont difficiles à cerner, ou résumer. La seule certitude, c’est qu’ils ne peuvent se situer qu’à Istanbul. C’est d’ailleurs le plus beau compliment que des amis stambouliotes m’aient fait: ils m’ont dit que c’était une histoire qui n’appartient qu’à nous, mais qui n’avait pas encore été racontée. »

Nouvelle vague

Alper Canigüz fait partie de ces nouveaux auteurs turcs que l’Europe se met doucement à découvrir, après des décennies de désintérêt pour tout ce qui ne relevait ni du roman historique, ni de la poésie. Le regard des éditeurs francophones a heureusement changé depuis 2006 et le prix Nobel de littérature décerné à Orhan Pamuk. On voit paraître depuis, en français, une littérature turque plus contemporaine, volontiers policière et à la liberté de ton a priori surprenante dans un pays qui n’est pas connu, c’est le moins qu’on puisse écrire, pour la défendre: l’écrivain homosexuel Mehmet Murat Somer a ainsi vu plusieurs de ses romans policiers publiés au Masque et chez Actes Sud, romans où se croise la faune des boîtes de nuits d’Istanbul, entre travestis, trafiquants et politiciens véreux. D’autres, comme Cecil Oker, Hasan Dogan, Ahmed Umit ou Yücel Kaya multiplient en Turquie les thrillers à succès (déjà ou bientôt disponibles en français), thrillers qui n’hésitent plus à aborder des sujets difficiles, voire délicats, et en tout cas extrêmement critiques, comme les romans d’Alper, sur l’état actuel de la société turque. Difficiles au point de craindre un retour de bâton des autorités? Alper Canigüz hausse les épaules et rigole: « Non, parce que je pense qu’elles ne lisent pas! Et si elles décidaient de me faire des problèmes, ça se verrait: les aventures du petit Alper sont devenues cultes chez moi! Il y a bien de temps en temps des compatriotes religieux pour s’en plaindre, car ils n’aiment pas que l’on rigole avec leur religion -ce que j’aime bien faire, par petites touches. Mais je ne me considère pas comme un écrivain « politique », dans le sens où je ne pense pas faire des livres militants. Par contre, je suis « politique » au sens où je décris de manière très réaliste la situation et le quotidien des habitants d’Istanbul -et où j’ose dire que c’est vraiment le bordel! Mais jusqu’ici, j’ai toujours abordé ces questions par la bande, en douceur, sans avoir l’air d’y toucher. C’est plus amusant, et peut-être plus efficace? »

Un biais tragi-comique et parfois fantastique, comme dans L’Agence secrète qu’Alper Canigüz ne compte en tout cas pas abandonner: « Pour l’heure, je travaille sur une histoire de voyage dans le temps. L’histoire d’un romantique divorcé qui pense qu’il peut faire mieux, qui a l’occasion de retourner en 1994 et qui va avoir la chance de tout rater à nouveau! » Une date, 1994, que l’auteur n’a évidemment pas choisie au hasard: « 1994, c’est une période critique et très symbolique en Turquie, c’est l’année où l’AKP (le Parti de la justice et du développement fondé par l’actuel président Erdogan, NDLR) a gagné sa première élection. Le début de ce que l’on connaît aujourd’hui… » Alper Canigüz se met alors à réfléchir et affine sa pensée: « Ce roman restera incontrôlable et imprévisible comme je les aime, raison pour laquelle je n’aime pas faire de véritables séries romanesques. Mais oui, j’y serai sans doute plus politique que jamais. »

L’Agence secrète

Alper Canigüz:

POLAR | Musa, jeune Stambouliote désoeuvré et rédacteur publicitaire en déshérence, ne s’attendait ni à ce coup de fil, ni à ce rendez-vous beaucoup trop matinal –« Tôt le matin, j’avais prévu de me lever pour vomir »: un employeur veut le recruter! Soit une agence publicitaire qui n’a pas d’étrange que le nom: « L’Agence secrète » ne possède qu’un client -l’Ecole du Bonheur Intergalactique, qui vient de s’installer dans son immeuble- et semble être dirigée par… un chat (noir, au contraire de ce que laisse penser la couverture) nommé Satan. Un parfum d’étrangeté qui s’épaissit encore après son coup de foudre pour sa jolie collègue, la disparition d’un de ses nouveaux patrons et l’impression farouche que les extraterrestres sont désormais parmi nous. Enorme? C’est bien connu, plus la vraie vie est pénible, plus le mensonge est gros et plus on a envie d’y croire… Entre polar existentialiste, à l’image de ses deux précédents romans déjà traduits en français, et délires de dessin animé, L’Agence secrète ne se dévoile en réalité qu’au fil des pages, que l’on entame l’hilarité aux lèvres, mais qui s’achèvent la larme à l’oeil. Avec l’impression enthousiasmante d’avoir touché du doigt un bout de l’âme déglinguée de l’Istanbul d’aujourd’hui.

DE ALPER CANIGÜZ, ÉDITIONS MIROBOLE, TRADUIT DU TURC PAR CÉLIN VURALER, 256 PAGES. ****

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