Serge Coosemans

L’horreur, l’horreur, l’horreur, comme disait ce bon Kurtz. Mais pas au sujet d’un bol de Chocapic…

Serge Coosemans Chroniqueur

Comment passer d’un bar à céréales ouvert à Londres à la notion de deuil dû à l’isolement de la meute? C’est le tour de passe-passe de ce dernier Sortie de Route de l’année 2014. Meilleurs voeux et nen dikke portemonnaie, les aminches. Sortie de Route S04E17.

À Londres, il a été fait grand cas ces dernières semaines de l’ouverture, du côté de Shoreditch, du Cereal Killer, un bar à céréales où le bol de céréales, du genre Kellog’s, coûte £3,50. Caricaturaux à l’extrême, les tenanciers de l’établissement sont des jumeaux aux barbes bien entretenues, aux cheveux gris teints et aux tatouages design. Ils sont plutôt arrogants et n’ont pas hésité à rembarrer sèchement le jour du lancement de l’affaire un journaliste de Channel 4 qui s’était soudainement pris pour Pascal Vrebos, glissant une question bien vacharde au milieu de la panade promotionnelle. Résultat des courses: même s’il faut toujours compter 75 minutes de file avant d’être servi, les Flèches du Web ont considéré qu’il y avait eu very very bad buzz et le duo de patrons s’est tout simplement fait lyncher par la vindicte 2.0. C’est que, selon la meute, le Cereal Killer serait né de la cuisse du capitalisme le plus immonde. Il participerait à l’hideuse gentrification d’un quartier encore très prolo. Il infantiliserait sa clientèle, lui donnant une becquée de bouffe bien trop sucrée, donc cancérigène, le genre à transformer illico en diabétique de stade 4. Il importerait de la merde étatsunienne et ne serait rien de plus qu’un gros commerce geek qui va se planter dès que passé le buzz. Bref, c’est l’horreur, l’horreur, l’horreur, comme disait ce bon vieux Kurtz, il est vrai peut-être pas au sujet d’une grosse cuillerée de Chocapic.

Pourquoi le Cereal Killer fâche-t-il à ce point? Le concept n’est pourtant pas plus concon qu’un magasin de bonbons, de cupcakes, de caleçons avec une trompe d’éléphant sur le devant ou que l’un de ces restaurants où la bouffe défile sur des tapis roulants. On l’accuse d’infantiliser les gens mais comme le remarque le type derrière ce blog, il y a sans doute dans cette fameuse file d’une grosse heure une poignée non négligeable de personnes qui trépignent non pas à l’idée de goûter le putain de bol de céréales à £3,50 mais bien de pouvoir partager un avis sur l’endroit, de le photographier, d’écrire à son propos sur leurs blogs des réflexions aux prétentions sociologiques. Voilà la question licensed to kill: est-il plus infantilisant de donner à bouffer un bol de céréales dans un bistrot dont c’est la spécialité que de dénoncer à grands renforts de clichés, de parti-pris et d’approximations le fait qu’il existe désormais la possibilité de bouffer un bol de céréales dans un bistrot dont c’est la spécialité?

Suite à des chroniques publiées ici-même, j’ai cette année participé à quelques débats en radio et sur les réseaux sociaux où furent abordés des thèmes similaires à ceux générés par l’ouverture du Cereal Killer. J’ai été très étonné que certains bars qui ne présentent pourtant selon moi qu’un intérêt très limité ou font à ce point partie du décor urbain qu’il n’y a plus vraiment grand-chose à en dire continuent de cristalliser certaines haines irrationnelles, obsessionnelles même, restent des symboles fort critiqués à grands renforts de clichés jamais remis en question. On m’a parlé des bars de Flagey, de Saint-Géry et de Frédéric Nicolay sans la moindre nuance comme on caricature aujourd’hui Shoreditch en « Peter Pan Republic » et en « Disneyland du hipster », c’est-à-dire en zappant volontairement les paramètres qui ne correspondent pas à ce storytelling facile, puisqu’à Shoreditch, on peut aussi consommer des drogues dures, se battre au couteau et choper le SIDA plus facilement qu’un bonnet Urban Outfitters.

Keep Calm & Carry On

L’infantilisation n’est à mes yeux pas non plus scandaleuse quand elle s’adresse à des personnes consentantes, qu’elle est générée par une initiative privée. Je n’ai pas à moufter là-dessus. Je garde plutôt ma salive et mes forces pour chicaner l’Etat quand il place des attractions interactives pour muscler la fréquentation de ses musées les plus classiques ou laisse transformer sa propagande de guerre (Keep Calm & Carry On) en porte-clés et en tabliers de ménagères. C’est aussi bien joli d’accuser un bistrot de céréales sur Brick Lane de participer à la gentrification d’un quartier socialement contrasté alors qu’à quelques centaines de mètres de là, on a Canary Wharf et ses appartements ballardiens de requins de la finance qui ne demandent probablement pas mieux que de voir ce voisinage de gueux, vraiment pauvres ou à moitié riches, entièrement transformé en Soleil Vert.

Je ne sais pas si un Cereal Killer ouvrira un jour à Bruxelles. Ici, à trop d’originalité, on préfère les bars à burgers, les bars à chichas et les bars à jeux en réseaux. Cela fait des mois que je traîne derrière l’oreille l’idée d’écrire une chronique de terrain sur les quelques rares bars à thèmes un peu originaux de la ville (Le Cercueil, l’Alcatraz, le Haricot Magique, le Hard Rock Café, celui où l’on sieste et celui avec les chats…) mais je n’ai jamais réussi à me sentir réellement porté par le sujet, ni à traîner vers ces endroits improbables mes camarades qui estiment que ce sont surtout des pièges à touristes et à expats. Je freine aussi parce que je ne ressens pas le besoin d’avoir un avis là-dessus, d’être pour ou contre, d’amener un débat qui puisse nourrir la meute sur le net. Dans Reductio ad hitlerum, une théorie du point Godwin de François De Smet (PUF, 2014), un livre qui parle du fascisme inhérent à Internet, il est beaucoup question de choix, de camps, de meutes, de lynchages virtuels à la M le Maudit. En ces temps où des syndicalistes indélicates, des politiciens maladroits, des polémistes à la con, des librairies vénales et des commerces farfelus comme le Cereal Killer se ramassent des tornades irraisonnées de diatribes délirantes sur la poire, il est je pense vital de choisir de rester au bord de la piscine. « Choisir l’isolement vis-à-vis du groupe, c’est accepter d’observer le chaos du monde sans amortisseurs et sans lunettes de confort, écrit De Smet. Or se noyer dans le chaos peut être désespérant. Accepter l’absence de cohésion du monde revient à admettre la possibilité de son absence de sens. Même pour le plus équilibré des individus, il y a là un deuil à faire. » Le deuil de son infantilisation, sans doute.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content