Laurent Raphaël

Minute papillon!

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

C’était déjà le mal du siècle dernier. Ce sera aussi celui du XXIe. La dictature de l’urgence, pour reprendre le titre de l’essai de Gilles Finchelstein paru au début de l’année, mène le temps à la baguette. Plus une seconde à perdre. Dans sa vie privée ou professionnelle, on galope, on carbure, on fonce comme si chaque battement de cil risquait d’être le dernier. Le nouveau mot d’ordre: pour vivre heureux, vivons stressés! Soumis au diktat de la (grande) vitesse, le monde a passé la surmultipliée. Le carrousel de l’existence tourne fou, comme si les freins avaient lâché. Les collections des grandes enseignes de mode changent désormais tous les mois et plus deux fois par an, Apple balance son iPad 2 moins d’un an après avoir inauguré sa tablette magique, on déménage deux fois plus que par le passé, on dort deux fois moins… Quelques symptômes parmi d’autres de ce mal qui ronge l’époque.

Le pire, c’est que même en accélérant la cadence, l’impression d’être toujours trop court domine largement. D’après les sondages, le Français moyen estime qu’il lui faudrait quatre heures de plus dans la journée pour respecter sa feuille de route. La frustration au bout du sprint… Avoir grappillé quelques heures sur le sommeil ne suffit pas à soulager la démangeaison des choses à faire pour rester dans le coup ou simplement compétitif. On connaît les coupables: le numérique, et Internet en particulier d’un côté, la mondialisation de l’autre. Le premier nourrit le second et vice versa.

Où cette course folle s’arrêtera-t-elle sinon dans le ravin? Car la vitesse est une drogue légale. Ses dealers courent d’ailleurs les rues. Un fabricant vient par exemple d’inventer un stylo numérique qui permet d’enregistrer sa voix pour raconter à son enfant l’histoire du soir même quand on n’est pas là. Ou qu’on a encore un dossier urgent à traiter ou quelques mails à expédier… Pour décrocher, il faut plus qu’un livre diagnostic.

Il y a six ans, Carl Honoré dressait déjà un tableau clinique similaire dans Eloge de la lenteur. Un avertissement sans frais qui n’a pas vraiment calmé le jeu. Même quand le système se prend les pieds dans le tapis, il n’enclenche pas la marche arrière. On pensait ainsi que la crise bancaire, lavée à grandes eaux d’argent public, allait remettre les pendules à l’heure. Et bien non. Trois ans plus tard, les primes et les bonus sont à nouveau au beau fixe. La machine est repartie de plus belle.

La lenteur aurait donc déserté ce monde? Oui et non. Certains font de la résistance. On a beaucoup parlé du mouvement slow food, qui veut remettre le goût et le plaisir au centre de l’assiette. Le même souci de donner du temps au temps anime des artistes qui s’autorisent des formats longs ou lents. Avec un succès grandissant d’ailleurs. Sur le dernier Gorillaz, le titre Little Pink Plastic Bags chemine au ralenti. Beats sirupeux, voix moelleuse, le morceau lézarde sous le soleil. L’antidote parfait à la frénésie ambiante.

Quand Raoul Ruiz, qui avait déjà adapté Le temps retrouvé (tiens, tiens) de Proust, sert un film fleuve de plus de quatre heures, Mystères de Lisbonne, il impose son rythme, refuse d’être l’esclave de cette culture kleenex. De même, quand Cornélius publie en deux tomes les 1000 pages de l’autobiographie de Yoshihiro Tatsumi, l’un des maîtres du manga, il oblige le lecteur à se poser, à lâcher du lest. Rien ne sert de courir, il faut partir à point comme disait l’autre…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content