Laurent Raphaël

Ci-gît la culture…

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Pas besoin de courir à New York ou L.A. pour se rendre à l’évidence: les musées belges ne sont pas vraiment logés à la même enseigne glamour que ces palais restaurés à grands frais ou ces cathédrales architecturales high-tech conçues sur mesure par les bâtisseurs des temps modernes qui fleurissent à Paris, Londres ou même Bilbao. Pas d’oiseau de verre signé Frank Gehry dans la skyline bruxelloise…

On en est plutôt réduit à cacher la misère à coups de peinture et à saucissonner à l’infini les travaux de restauration pour étaler les dépenses. Il aura même fallu attendre des lustres pour trouver un abri à ces Magritte que le monde entier nous envie ou un lieu permanent, au financement fragile, dédié à l’art contemporain (le Wiels) -à défaut du musée d’envergure consacré aux courants esthétiques de l’après-Seconde Guerre mondiale dont le projet ressurgit de temps à autre comme le monstre du Loch Ness.

C’est donc un petit miracle -qui doit autant au dynamisme et à l’expertise des équipes en place qu’à la richesse du patrimoine, artistique et immobilier (merci Horta), hérité de notre glorieux passé- si certaines institutions fédérales ont réussi à se faire une place dans le circuit international avec des budgets aussi serrés. Financièrement parlant, c’est un peu comme si l’Union Saint-Gilloise se retrouvait en Ligue des Champions…

D’où l’émotion, voire l’incompréhension, quand le nouveau gouvernement annonce une cure d’amaigrissement de choc sans doute inspirée des méthodes Weight Watchers (15 à 30 %), qui vient après la promesse d’un solide dégraissage (5%) dans le secteur au Nord du pays et d’une correction plus modeste (2%) au Sud, moins par amour immodéré du rock indé dans le chef de Milquet que parce que le gigot est déjà à l’os en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ces mesures qui touchent aussi bien le personnel que les investissements et les frais de fonctionnement auront forcément des effets visibles: accès plus limité, programmation rabotée, hausse des prix, politique d’acquisition en berne, dégradation des biens, volet pédagogique sacrifié…

Pour certains, mieux vaut faire les poches de la création que déshabiller encore un peu plus la SNCB, l’enseignement, les flics et les travailleurs en général. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la culture n’est pas un luxe pour nantis ou oisifs, c’est une assurance collective tous risques! Et l’un des piliers de la démocratie. Au-delà de ses retombées sociales et économiques (horeca, tourisme…), l’art est le poumon du corps social. Il lui apporte l’oxygène nécessaire. Ce n’est pas pour rien que les ennemis de la liberté commencent toujours par faire le ménage dans ses rangs. Les Nazis ont relégué « l’art dégénéré » dans les caves, les Talibans ont dynamité les bouddhas en Afghanistan, les islamistes ont brûlé les rares livres qu’ils ont trouvés au Mali. Manières brutales de neutraliser la pensée en l’asphyxiant.

Le MR, par la voix de Chastel, a beau assurer que Reynders veille aux intérêts fédéraux, on sent bien la grosse patte de la NV-A derrière cette décision. L’occasion pour le mouvement nationaliste de faire d’une pierre trois coups: affaiblir Bruxelles en sapant ses pôles d’attraction, mettre au pas un secteur qui n’a jamais caché son hostilité à l’encontre d’un parti qui confond culture et folklore, et enfin mettre la dernière touche au grand dessein libéral.

On rappellera à ce propos à De Wever and co que la Belgique n’est pas l’Angleterre ni les Etats-Unis, où une longue tradition de mécénat privé compense -un peu- les carences de l’Etat. Les Anglo-Saxons n’ont peut-être pas de ministère de la culture mais ils peuvent compter sur des entrepreneurs qui, une fois arrivés au sommet, sortent leur chéquier pour financer une université ou un musée. Même la France s’appuie sur ses capitaines d’industrie aux goûts raffinés pour étoffer sa gamme de lieux prestigieux (la Fondation Cartier ou la toute nouvelle Fondation Louis Vuitton). Chez nous, qui va jouer ce rôle de substitution? Plus aucune entreprise de renommée internationale ne bat pavillon belge (sauf ImBev). Si la Tate Modern rayonne sur Londres, c’est grâce au sponsoring de BP.

Notre pays est pourtant une terre de collectionneurs de haut vol. Mais pour voir une sélection de leurs trésors, il faut aller à… Lille (Passions secrètes au Tripostal)! Puisqu’on ne fera pas changer d’avis l’attelage suédois, on lance donc un appel à ces grosses fortunes, les Frère, Colruyt, de Mevius et autres, ainsi qu’à ces expatriés fiscaux que la vie a gâtés, pour qu’ils prennent le relais, jouent le jeu de le redistribution libérale. Et si le cri du coeur ne suffit pas, on brandira l’argument de raison: la désertification culturelle ne peut qu’engendrer des réactions viscérales, violentes. Or, pas sûr qu’un climat insurrectionnel ne soit bon pour leurs affaires…

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